Ces infirmières et infirmiers français qui passent les frontières de la Suisse et du Luxembourg

Pour un infirmier ou une infirmière quitter la France pour voir si l’herbe est plus verte ailleurs. C’est le pas franchi par de nombreux infirmiers et infirmières exaspérés par les failles de notre système de santé. Un phénomène qui touche avant tout les régions frontalières de la Suisse ou du Luxembourg et qui a tendance à faire tache d’huile.

les couloirs du centre de vaccination Covid des HUG

Les salaires mais aussi les conditions de travail incitent les infirmières et infirmiers français à travailler aux Hôpitaux Universitaires de Genève. Ici, les couloirs du centre de vaccination Covid des HUG.

67%. C’est le pourcentage des infirmiers travaillant aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), en Suisse qui, d’après l’Observatoire transfrontalier des personnels de santé, sont de nationalité française. Une situation similaire à celle que connaît le Centre hospitalier de Luxembourg, qui dans son dernier rapport annuel n’affiche que 29 % de membres du personnel de nationalité luxembourgeoise : le pays le plus représenté au sein des employés de l’établissement est la France (35 %), mais on trouve aussi parmi eux de nombreux Belges (19 %), Portugais (9 %) ou Allemands (4 %). [Cet article a été publié en décembre 2022, il ne tient pas compte de données plus récentes, NDLR]

actusoins magazine pour infirmière infirmier libéralCet article a été publié dans n°47 d'ActuSoins Magazine (décembre 2022).

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C’est donc un fait : aux frontières de la France, certains pays ont l’habitude de fonctionner avec des ressources humaines étrangères. Voilà qui ajoute un niveau de complexité aux problèmes de recrutement que connaissent déjà les établissements de notre pays.

« Nous manquons d’infirmiers partout dans le monde, mais chez nous, c’est encore plus aigu, constate Véronique Péchey, cadre de santé formatrice à l’Ifsi du centre psychothérapeutique de Laxou-Nancy, en Meurthe- et-Moselle, et par ailleurs vice-présidente de l’Ordre national des infirmiers (ONI). On voit bien, par exemple, que le nord du département, plus proche de la frontière luxembourgeoise, est plus touché. »

Elle estime que dans son Ifsi, sur des promotions d’environ 85 étudiants, chaque année, quatre ou cinq partent au Luxembourg. Mais dans d’autres départements de la région, et notamment en Moselle, les taux de départ peuvent, selon elle, être bien plus importants. Plus inquiétant : Véronique Péchey constate que les départs sont de plus en plus fréquents, notamment à la suite de la crise sanitaire. Il est donc urgent de comprendre ce qui explique le phénomène.

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Différentiel de salaire (du simple au double pour les infirmières et infirmiers)…

Au Centre Hospitalier de Luxembourg, 29 % des membres du personnel sont Luxembourgeois et 35 % Français.

Au Centre Hospitalier de Luxembourg, 29 % des membres du personnel sont Luxembourgeois et 35 % Français.

« Chez nous, beaucoup de monde travaille au Luxembourg, c’est quelque chose de normal, et pas seulement dans la santé », explique Valentine Driant, infirmière diplômée de l’Ifsi de la Croix-Rouge à Metz (Moselle) en 2018. Celle-ci a pu, lors de ses études, effectuer ses stages des deux côtés de la frontière et sa conclusion est sans appel. « J’ai bien vu que les conditions de travail étaient moins bonnes en France et il y a évidemment la question du salaire, indique-t-elle avec franchise. Quand on se rend compte de ce qu’on peut obtenir de l’autre côté, on ne reste pas trop. »

De fait, le différentiel de salaire en début de carrière entre la France et le Luxembourg, mais aussi entre la France et la Suisse, peut aller du simple au double, voire du simple au triple. Résultat : Valentine travaille depuis quatre ans dans une maison de soins, l’équivalent luxembourgeois de nos Ehpads, et n’envisage aucun retour en arrière. « Dès l’Ifsi, j’ai su que je n’exercerai jamais en tant qu’infirmière en France », affirme la jeune femme.

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Et celle-ci est loin d’être la seule, parmi les infirmiers formés à Metz, à avoir opté pour le Grand-Duché. Alexis Lafon, diplômé en 2020 du même Ifsi que Valentine, avait à la fin de ses études deux options. « J’avais un contrat qui m’était proposé en France, dans un service qui me plaisait, et j’ai aussi eu une opportunité au Luxembourg, se souvient-il. J’ai comparé les deux contrats de travail et je n’ai pas de tabou : à travail égal, le différentiel de rémunération était trop important pour pouvoir le négliger, d’autant plus que les salaires progressent plus vite au fur et à mesure de la carrière au Luxembourg. » L’infirmier a donc opté pour la vie de travailleur frontalier et en est déjà à son troisième établissement luxembourgeois.

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… et de conditions de travail

Mais il ne faudrait pas caricaturer les infirmiers frontaliers et les dépeindre comme des professionnels uniquement mus par l’appât du gain. Si tel était le cas, d’ailleurs, on ne constaterait pas ces dernières années une recrudescence des départs à l’étranger car le différentiel de niveau de vie avec la Suisse ou le Luxembourg est loin d’être une nouveauté. Si les soignants partent à l’étranger, c’est donc (aussi) qu’ils y trouvent des conditions d’exercice différentes. « On sent qu’il y a moins cette atmosphère de restrictions que l’on peut connaître en France, par exemple au niveau du matériel », juge Alexis. « Le matin, dans ma maison de soins, les ratios de soignant par résidents n’ont rien à voir avec ceux que l’on peut connaître dans les Ehpads français », abonde Valentine.

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Le parcours de Maroussia Pomorski semble confirmer que l’argent ne fait pas tout. Infirmière suisse, formée en Suisse, celle-ci a commencé par travailler six ans dans son propre pays, mais en habitant en France, notamment parce que son conjoint est français. Puis en 2020, le couple décide de sauter le pas et de venir s’installer dans la Drôme. « Je savais que j’allais gagner moins, mais je me disais qu’il y aurait moyen de s’adapter et que le coût de la vie serait moindre », se souvient-elle. Mais si la soignante helvète a réussi à encaisser la différence entre les deux systèmes au niveau de son pouvoir d’achat, tel n’a pas été le cas en ce qui concerne ses conditions de travail.

« J’étais préparée, de nombreuses collègues françaises m’avaient expliqué comment cela se passait en France lorsque je travaillais en Suisse, explique-t-elle. Mais ce que j’ai découvert, c’est la catastrophe. Le nombre de patients par infirmier est tout simplement trop important en France. J’avais l’impression de ne pas vraiment pouvoir faire mon métier, de ne pas être vraiment infirmière. » Après avoir travaillé en psychiatrie, en libéral, en intérim (« Je me suis retrouvée toute seule avec 40 patients », se souvient-elle avec horreur), Maroussia a fait « une sorte de surmenage », et a « tout arrêté ». Elle songe à retourner travailler en Suisse dès l’été prochain.

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Stopper l’hémorragie des infirmières et infirmiers français

Reste à savoir ce qui pourrait être fait pour arrêter l’hémorragie. Première solution, à oublier : la coercition. « On ne peut pas aller contre la liberté de circulation des salariés », rappelle Véronique Péchey. Autre option difficilement envisageable : l’augmentation des salaires des infirmiers et infirmières. Des efforts peuvent et doivent être faits, mais il semble assez illusoire d’imaginer pouvoir doubler ou tripler la rémunération des soignants, ce qui serait nécessaire pour lutter à armes égales avec la Suisse et le Luxembourg.

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Restent donc les conditions de travail des infirmiers et infirmières. « En tant que formatrice, je vois bien ce que les jeunes diplômés voudraient, glisse Véronique Péchey. Ils souhaitent des conditions de travail où ils peuvent être en accord avec leurs valeurs professionnelles, c’est-à-dire avoir le temps de soigner correctement les personnes qui sont en face d’eux. » La Nancéenne a d’ailleurs remarqué que, de son point de vue, certains établissements ont compris la nature du problème, et se sont déjà engagés dans cette voie. « On note que beaucoup font des efforts pour améliorer la qualité de vie, par exemple via le logement ou la garde d’enfants, et qu’ils soignent davantage l’accueil des étudiants en stage », veut-elle croire.

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Pénurie infirmière dans les pays de destination

Mais la solution à un problème frontalier ne peut pas se trouver que dans un seul pays. Les pays de destination, eux aussi, doivent faire des efforts, et c’est dans leur intérêt, car il n’est pas sain pour eux de dépendre à ce point des ressources humaines étrangères.

« La pénurie infirmière touche aussi la Suisse, on constate aussi ici que les gens quittent le métier, surtout depuis le covid », constate Delphine Bachmann, infirmière de formation qui travaille à la direction de deux cliniques genevoises où, reconnaît-elle, une grande partie du personnel est français. Mais cette responsable, par ailleurs élue régionale, jure que les établissements helvètes « ne font pas de débauchage actif en France », elle assure ne « pas avoir la main » sur tous les leviers qui permettraient d’enrayer le phénomène.

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« On ne peut pas empêcher une infirmière de venir en Suisse, surtout quand ce pays lui permet de travailler à temps partiel, de devenir propriétaire…, estime-t-elle. En revanche, nous prenons des mesures, notamment en augmentant le nombre d’élèves dans les formations infirmières. Nous ne sommes pas encore à pleine capacité, mais l’objectif est bien de former des professionnels en suffisance. »

Elle estime par ailleurs qu’il faudrait prendre le problème de manière plus globale, par exemple en « mettant en place une zone binationale où l’on pourrait exercer six mois d’un côté de la frontière, et six mois de l’autre », ou encore en autorisant en France des contrats dérogatoires, plus rémunérateurs, dans les zones frontalières… Une solution qui, cependant, ne ferait probablement que déplacer le problème en attirant dans ces zones dérogatoires les soignants venus de régions situées plus à l’intérieur du territoire français… Le serpent se mord la queue !

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Heureux comme un infirmier français au Québec

L’appel de l’étranger ne concerne pas que les infirmiers français résidant dans la zone d’attraction de la Suisse ou du Luxembourg. Francophonie oblige, le Québec exerce, lui aussi, ses charmes sur la profession. C’est du moins ce qu’on peut déduire en jetant un bref regard sur la presse locale. La Presse, un quotidien montréalais, estimait ainsi en janvier 2022 que les Français constituent « le plus gros contingent » du millier d’infirmiers étrangers recrutés dans la province depuis 2019. Et si l’on en croit ce quotidien, ces expatriés sont « globalement ravis ». « J’ai 12 patients au maximum. En France, j’en avais 23. En plus, au Québec, on travaille en collaboration avec des infirmières auxiliaires, ce qui n’existe pas en France », constate Lucie Lottin, l’une des professionnelles hexagonales interrogées par La Presse.

Un regard positif qui se retrouve dans les propos des infirmières interrogées, également en janvier 2022, par Radio-Canada. « C’est une manière pour moi d’approfondir ma pratique infirmière », se réjouit Indiana Belair, infirmière recrutée en France par le Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) du Nord-de-l’île-de-Montréal. L’apport français semble par ailleurs apprécié par les responsables québécois. « Les Français deviennent rapidement fonctionnels et n’ont pas trop de difficulté à adapter leur pratique, se félicite au micro de Radio-Canada Nicole Deschamps, formatrice au CIUSS. Ils ont beaucoup de volonté et ils sont contents d’être ici. »

Bref, tout le monde est ravi… sauf peut-être les établissements français, qui voient de précieuses ressources s’envoler outre-Atlantique

Adrien RENAUD

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