Dans la région de Jodhpur (Rajasthan, Inde), une vingtaine de centres privés de désintoxication prennent en charge des opiomanes, avec une approche multidisciplinaire impliquant soignants, travailleurs sociaux, éducateurs et conseillers. Exemples à Mathania, à l’est de la ville, et à Manaklao au nord.

« L’addiction, à l’opium en particulier, est une maladie curable. La science médicale n’a pas de traitement à proprement parler, la réhabilitation est globale. Médicamenteuse, physique, psychique, morale, sociale… » Le docteur Karmaram Jajra exerce à Jodhpur, la deuxième ville du Rajasthan (1,5 million d’habitants). Dans cet État situé au nord-ouest du deuxième pays le plus peuplé du monde, on estimait encore récemment que 60 à 70 % des toxicomanes consommaient de l’opium.
En plus de ses consultations à l’hôpital, le docteur Karmaram soigne des opiomanes, au Naman rehab center, un centre de désintoxication situé à Mathania, petite commune en périphérie est de Jodhpur.*
« Ici, il n’y a pas de caste, nous accueillons des villageois, des salariés agricoles, des personnes éduquées ou illettrées, des fonctionnaires de l’État, des salariés du privé, des businessmen. » Ce centre**, une des plus grosses structures de la région, avec des lits pour 50 à 60 patients, accompagne près de 500 personnes par an, au total (les autres centres de la région, sont organisés pour en accueillir 10 à 20, en file active). La plupart sont des jeunes hommes de 20 à 30 ans***, les deux plus âgés du moment, ont 50 ans. « Nous ne les traitons pas comme des individus qui auraient mal agi, nous les considérons », assure le médecin.
Cet article a été publié dans le n°53 d’ActuSoins magazine (juin 2024).
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« Family members »

Première étape pour soigner ceux « qui souffrent de la vie » selon les termes du praticien consiste en une période de sevrage dans une pièce spécialement aménagée avec quelques lits, où les nouveaux patients, appelés ici « family members », sont isolés. Ils y restent alités pendant quelques jours. Avant d’être transférés dans la salle de désintoxication, où ils restent sous étroite observation pendant 15 à 20 jours. « Lorsqu’ils arrivent au centre, ils ne comprennent pas où ni pourquoi ils sont là, il leur faut un ou deux jours pour assimiler », indique le docteur Karmaram Jajra. « Ils cessent aussitôt leur consommation et des symptômes peuvent apparaître. »
De l’anxiété surtout, des nausées et des vomissements, des maux de tête, voire de l’anorexie, de l’insomnie, des douleurs dans le corps.
Certains opiomanes peuvent, en parallèle, souffrir de pathologies plus ou moins installées. « Elles touchent essentiellement le foie et les reins, les poumons, l’abdomen », observe le docteur Jajra. « Nous faisons des investigations. » Des analyses de sang et des échographies sont effectuées pour évaluer l’état des organes mais aussi pour déterminer l’origine des douleurs ressenties au niveau du dos ou des jambes. « Nous sommes très attentifs à ça », indique le médecin. Une équipe médicale fait le suivi, au quotidien. « Le premier mois nous les traitons surtout avec des antalgiques ».
Des infirmiers sur le pont 24h/24

Le staff infirmier, présent 24h/24, intervient sur prescription médicale, deux fois par jour, après le petit déjeuner et après le dîner, si besoin la nuit. Les soignants peuvent notamment administrer des traitements IV en cas de faiblesse, ou de fièvre… « Chaque jour, nous sommes sollicités plus d’une cinquantaine de fois », indique Gashwant Gelhot, infirmier au Naman Rehab Center. « Nous savons anticiper les accès de nervosité, l’effet craving qui peut se manifester par de l’angoisse. » Le médecin, lui, peut se rendre sur place en cinq minutes, s’il y a une urgence.
Déjà, tous les matins à 9 h 30, comme un rituel, l’équipe assure la distribution des médicaments, en répondant aussi aux symptômes décrits par les patients qui les sollicitent. Les traitements démarrent le plus souvent par des opioïdes, des neuroleptiques, des benzodiazépines, des anxiolytiques, des antiépileptiques en cas de convulsions, des thymorégulateurs pour des troubles maniaques, mais aussi des inhibiteurs de la pompe à protons pour réduire l’acidité gastrique, des multi-vitamines « pour rebooster »… Pendant un mois.
« Après ce cap, on poursuit les médications, si un patient lance un SOS à cause de douleurs, de crampes », détaille l’infirmier. On recourt ici à des traitements plus classiques, comme par exemple le paracétamol pour des douleurs, et, pour soutenir les fonctions hépatiques, du Liv 52, un tonique ayurvédique donné sous forme de tablettes ou de sirop. « Il n’y a pas de compromis sur la condition physique, on traite nos patients pour les remettre sur pied. » En statistique, le staff estime à un mois, en moyenne, le délai pour qu’ils retrouvent une forme physique et à 90 jours le délai pour avoir un résultat global. Avec, à terme, 50 % à 70 % de succès attendus. « Pour obtenir ces résultats il faut parfois renouveler le séjour parce qu’il peut y avoir des rechutes », reconnaît l’équipe médicale.
Encadrement

Après l’étape des 45 jours, dédiée essentiellement aux soins médicaux et au suivi psychologique, la prise en charge se complète selon un agenda strict. Réveil à 5 h 55, petit déjeuner à 9 heures et entre-temps, session de yoga, prière… Les centres comme celui de Mathania, en proposant une hospitalisation partielle, permettent de bénéficier à côté, de thérapies et de programmes divers destinés à aider les patients à reprendre pied. Ils bénéficient aussi de réunions ou de groupes de parole, de conseils individuels, d’ateliers éducatifs, d’activités récréatives telles que la pratique de la musique (tabla, harmonium etc.) et d’activités spirituelles.
« L’objectif est de leur donner une base solide pour les aider à reprendre le cours de la vie, à long terme », explique Dilip Devra, ancien patient, ingénieur informatique à la ville, devenu conseiller en responsabilisation bénévole à temps partiel, au Naman Centre. « Nous les suivons ici, pendant trois mois, c’est le minimum », indique le docteur Karmaram Jajra. « On poursuit pendant sept autres mois en nous appuyant sur le feed-back des familles ou des proches pour voir comment nos patients évoluent », ajoute-t-il. Si, à l’extérieur, certains ne se sentent pas bien, la structure les rappelle et un nouveau traitement leur est proposé. Quitte à séjourner à nouveau dans ce centre en contact quotidien via les réseaux sociaux avec les autres structures qui se réunissent tous les deux mois, pour un partage d’informations.
« Opium ceremony »
L’opium, extrait du pavot, est l’une des drogues les plus consommées en Inde. Pourtant, dans ce pays par ailleurs producteur historique d’opium, sa consommation est prohibée (art. 47 de la Constitution sur l’usage des drogues). Dans l’Ouest du Rajasthan en particulier, une pratique coutumière, traditionnelle, s’est maintenue. Rituel quotidien dans certains villages, la drogue est consommée aussi lors d’événements – mariages, rassemblements communautaires, célébrations ou festivals. Elle est bue diluée dans du café ou dans de l’eau, filtrés. Une « opium ceremony » offerte comme rituel d’hospitalité.
« Dans certains villages, les mamans donnent de l’opium à un bébé agité pour le calmer ou apaiser des douleurs de colique », rapporte aussi Arun Suthar, infirmier depuis 8 ans au Centre de désintoxication à l’opium de Manaklao, un des tout premiers centres créés en Inde en 1983, à 25 km au nord de Jodhpur. Dix à douze toxicomanes y sont pris en charge, en file active. « Les patients accueillis sont pour deux tiers des ruraux, les autres sont salariés, chefs d’entreprise… », détaille Narender Singh Chouhan, directeur de projet du centre, depuis 35 ans. Parmi les patients du moment : Hariom, 23 ans, en soin depuis quinze jours. Il exerçait comme infirmier avant de sombrer pendant trois longues années, dans une addiction sévère à l’opium.
La mémoire collective elle-même conserve le souvenir de cette pâte marron utilisée par les guerriers du Mewar pour soulager des douleurs physiques et mentales, se donner du courage. Les fins médicales, aussi, sont dans les esprits. Dans la campagne près de Manaklao, des fermes autorisées cultivent le pavot. « Pour produire des médicaments contre la douleur », précise justement Arun Arun Suthar.
Reste que, selon le rapport issu de l’Enquête nationale globale sur l’étendue et les caractéristiques de la consommation de substances en Inde (diffusé en 2022 par le Ministère de la Justice Sociale et de l’Autonomisation), l’abus de drogue, dont l’opium, a légèrement augmenté. La consommation de produits opioïdes est passée de 0,7 % en 2004 à 2,1 % en 2018.
Pour info

* Le centre de désintoxication de Mathania, semi privé, fait partie des trois structures enregistrées auprès des instances de l’État. La région compte une vingtaine de centres de désintoxication au total, qui proposent tous le même type d’accompagnement.
** Dans cet État, la toxicomanie touche ou a touché 15 % à 20 % de la population, principalement dans les zones rurales.
*** Il n’y a pas en Inde de centres de désintoxication mixtes. Les femmes, lorsqu’elles sont prises en charge, le sont plutôt dans les très grandes villes, comme Delhi, Mumbai…
Myriem LAHIDELY
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Cet article a été publié dans le n°53 d’ActuSoins magazine (juin 2024).




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