Pourquoi tant de haine à propos des délégations de tâches ?

Pourquoi tant de haine à propos des délégations de tâches ?

Qu’il s’agisse de confier la prescription de certains médicaments aux pharmaciens, la vérification de la vue aux opticiens ou la surveillance d’une perfusion aux aides-soignantes, les délégations de tâches suscitent immanquablement des polémiques. Il doit pourtant être possible de les mettre en œuvre sans déclencher la guerre des soignants…

Pourquoi tant de haine à propos des délégations de tâches ?Si vous voulez énerver un médecin généraliste ou une infirmière libérale, il est un moyen assez simple : parlez-lui des nouvelles tâches confiées aux pharmaciens. Que vous évoquiez la délivrance de médicaments normalement sous prescription médicale obligatoire, qui figure dans le projet de loi Santé actuellement en discussion au Parlement, ou la vaccination antigrippale en officine, qui sera généralisée l’hiver prochain, vous êtes à peu près certain de déclencher chez votre interlocuteur des réactions indignées mettant en garde contre les risques de pillage de son métier.

Et bien sûr, ces réactions ne sont pas qu’individuelles. Les syndicats d’Idels, par exemple, avaient lancé à l’automne dernier une campagne de communication pour rappeler au public que les pharmaciens n’étaient pas les seuls à pouvoir vacciner, et qu’il s’agissait d’une compétence infirmière. Dans ces conditions, les pharmaciens ont beau jeu de montrer qu’ils savent prendre de la hauteur. « Quand je discute avec certains confrères de la pilule du lendemain, que les infirmières scolaires peuvent distribuer, ils ont tendance à trouver qu’il s’agit d’un empiètement sur leur cœur de métier », glisse Alain Delgutte, président du conseil central de l’Ordre national des pharmaciens. « Les choses vont donc dans les deux sens. »

Alors, la guerre entre professionnels de santé est-elle inéluctable ? On aurait en tout cas tort de voir dans la réaction des Idels la simple défense corporatiste d’un pré carré professionnel. D’autres questions entrent en ligne de compte : équité (différences dans la valorisation des injections effectuées par les Idels et les pharmaciens…), qualité (confidentialité des soins…), considération pour la profession infirmière en général, etc. Reste que si elles sont promptes à dénoncer les délégations de tâches qu’elles ressentent comme injustes, les organisations infirmières sont par ailleurs en quête constante d’une extension de leur domaine professionnel : inscription de nouveaux actes dans leur décret de compétence, promotion des Infirmiers en pratique avancée (IPA)…

Eviter le jeu à somme nulle

Pour le Dr Yann Bourgueil, médecin de santé publique et directeur de recherche à l’Institut de recherche en économie de la santé (Irdes), les réticences de certaines professions face aux délégations de tâches s’expliquent par plusieurs facteurs, dont le paiement à l’acte. « Pour les soignants qui travaillent en ville, l’acte est directement associé à une rémunération, ce qui fait que le mode de paiement est un véritable obstacle à l’évolution des rôles », note-t-il. Le chercheur souligne par ailleurs que dans les établissements de santé, où les professionnels sont salariés, la question des délégations de tâches pose beaucoup moins de problèmes.

L’enjeu est donc de faire en sorte que les délégations de tâches ne soient pas perçues comme un jeu à somme nulle. « Il ne faut pas que chacun reste dans son couloir en se demandant ce qu’il perd d’un côté et ce qu’il gagne de l’autre », exhorte Yann Bourgueil. « Il faut que les professionnels réussissent à travailler collectivement, afin de voir ce qu’ils peuvent faire ensemble pour améliorer les résultats pour le patient. »

On fait comment ?

Toute la question est donc de savoir comment s’y prendre pour atteindre un tel résultat. Les Communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS), sensées organiser les soignants à l’échelle des territoires et qui pourront dès la rentrée prochaine être financées par l’Assurance maladie, semblent être une piste pour favoriser les évolutions. De manière plus générale, Yann Bourgueil en appelle à favoriser les modes de rémunération « qui incitent les soignants à travailler ensemble et leur donnent des marges de manœuvre sur la manière de se distribuer les tâches entre eux. »

Une sorte de promotion de la délégation de tâche décentralisée, donc, où les initiatives viendraient du terrain. Ce qui ne veut pas dire que les évolutions doivent intervenir de manière désorganisée, car comme le souligne le chercheur, la question ultime en matière de délégation de tâches est de savoir qui a la responsabilité des actes effectués. Il ne faudrait donc selon lui pas que « sous la pression d’un cadre économique contraint, les infirmières se retrouvent à faire des actes pour lesquels elles ne sont pas forcément suffisamment formées, qui leurs sont plus ou moins formellement délégués, ce qui aboutirait à une situation où elles prendraient des risques et pourraient se retrouver pénalement responsables ». Car de la délégation au glissement de tâche, il n’y a qu’un pas.

Adrien Renaud

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