Soignants contaminés : les raisons de la colère

Depuis près de trois mois, les soignants sont aux premières loges de la prise en charge des patients malades. Si tout a été mis en place pour sauver des vies, les leurs ont-elles été assez protégées ? Entre informations fluctuantes et décisions absconses, les soignants s’interrogent. Ont-ils été sacrifiés sur l’autel de la crise?

Masques périmés ou moisis en début de crise : une situation également dénoncée en mars par des syndicats infirmiers sur l'île de la Réunion

Masques périmés ou moisis en début de crise : une situation également dénoncée en mars par des syndicats infirmiers sur l'île de la Réunion. Voir notre article ICI. © Capture d'écran d'une vidéo prise par le Dr Rémy Mammias, un médecin généraliste à la Réunion.

Entre soignants, ils les appelaient les « serpillières » ou les « serviettes hygiéniques ». Sur la photo qu’Aline*, infirmière en SSR addictologie dans un hôpital de Saône-et-Loire, nous envoie, on distingue un masque difforme, aux contours flous, à la matière lâche.

« On aurait dit que ça datait de la première guerre mondiale ! », s’offusque-t-elle.

Alors quand la direction distribue ces masques aux soignants, elle et ses collègues « hallucinent », et refusent de porter ces protections non homologuées.

Elle apprendra plus tard que les FFP2 ont été réservés aux urgences et aux unités Covid. Hasard ? Dans le service où elle a tourné en renfort pendant 10 jours - devenu unité Covid mais dans un second temps seulement -, elle déplore que 90 % des personnels, comme des patients, ont été contaminés.

« Sur 60 personnels, 50 ou 55 ont été testés positifs ». Utilisation problématique des surblouses sans les jeter au sortir des chambres de patients infectés, absence de tests automatiques de dépistage chez les soignants, malgré la multiplication des contagions, manque de matériel, Aline a écrit toutes ses doléances dans une lettre adressée à sa direction – qui a d’ailleurs été limogée suite à sa gestion de la crise.

Elle y confie qu’elle n’osait plus manger ni boire pendant son poste à cause « du manque de précaution et manque d’hygiène ».

Elle avait peur pour elle, son mari et ses enfants. Elle s’agace aussi des changements de protocoles édictés par les services d’hygiène, passant d’une protection très stricte en mars alors qu’en avril, ils ont finalement expliqué que « les surblouses et les FFP2 n’étaient pas obligatoires. »

Plus de 65 000 professionnels contaminés

Si elle a échappé à la maladie, malgré les risques rencontrés au quotidien, ce n’est pas le cas pour les 25 337 professionnels qui ont été officiellement contaminés dans les établissements de santé, selon les derniers chiffres de Santé Publique France, dont 85 % de soignants (ce chiffre s’élève à 40 403 pour les personnels des établissements sociaux et médicaux sociaux).

Parmi les soignants atteints, les infirmiers et les aide-soignants ont été les plus exposés.

Et les moins bien protégés ? En tout cas, c’est leur sentiment.

Selon la dernière enquête menée du 7 au 12 mai par l’Ordre infirmier, 47 % des infirmiers et 63% des infirmiers libéraux ayant répondu ont déclaré « ne toujours pas disposer de protections adaptées en quantité suffisante ».

Un ressenti confirmé par l’ARS Ile-de-France, qui reconnaît « des tensions sur ces équipements (équipements individuels de protection, notamment les masques FFP2 ou chirurgicaux, ndlr) car le besoin a été très important et brutal ».

Stéphanie* exerce dans l’un des premiers hôpitaux de l’AP-HP à avoir accueilli des patients covid+ dès janvier. « On nous a réquisitionné les FFP2, pour les services de réa et infectieux. Cela nous a paru normal au début, car nous n’accueillions pas de patients covid et on ne savait pas encore combien ce virus serait grave », confie l’infirmière.

Finalement, ce n’est que « le 18 mars que le port du masque a été déclaré obligatoire alors que l’hôpital était plein de cas depuis le 1er mars ! », s’agace-t-elle.

Tombée malade le 25 mars, Stéphanie suppose qu’elle a attrapé le virus sur son lieu de travail. Après tout, son service a été « le plus contaminé de tout l’hôpital », ce qui donne d’ailleurs lieu actuellement à un questionnaire interne pour en comprendre les raisons.

« Je toussais et j’avais de grosses migraines, mais je ne remplissais pas les conditions de dépistage, puisque je n’avais pas de fièvre. Résultat, j’ai bossé une semaine comme ça. Je n’avais pas le choix, on avait des patients assez graves. Alors je ne touchais pas le masque, je le lavais tout le temps. Aucun de mes patients n’a été contaminé, mais ce n’est pas normal de travailler comme ça, j’angoissais pour mes collègues et les malades ».

Officiellement, concernant les soignants malades, ce sont les recommandations du Haut Conseil à la Santé Publique, émises le 16 mars, qui ont été reprises. « Elles précisaient que l’arrêt du confinement pouvait se faire au plus tôt 8 jours après le début des symptômes, à condition d’une absence de fièvre et de toute gêne respiratoire depuis au moins 48 heures et d’une amélioration franche des autres symptômes (maux de tête, fatigue, …). Le soignant devait, lors de la reprise de ses activités professionnelles, au contact de patients, porter un masque chirurgical pendant 7 jours après la levée du confinement », précise l’ARS Ile-de-France.

Un manque de suivi

Soignants contaminés : les raisons de la colèreEncore fallait-il se faire dépister… Acculée devant l’absence de diagnostic officiel, Stéphanie se résout à mentir à la médecine du travail. « J’ai prétendu que j’avais eu 38 une nuit pour enfin pouvoir me faire dépister ! Et c’était positif. »

Si elle ne panique pas devant cette confirmation, elle regrette le manque d’accompagnement qui a suivi.

La médecine du travail lui donne un arrêt de 7 jours. On lui glisse que si son état s’aggrave, elle doit appeler le 15. « C’est un peu léger, même pour des professionnels de santé. En plus me connaissant, ayant 29 ans, je n’aurais pas osé appeler pour ne pas engorger le Samu», estime l’infirmière.

Michael*, interne dans un service de cardiologie d’un hôpital parisien fait le même constat. Quand il a déclaré la maladie, il évoluait dans un service d’hospitalisations avec 50 % de patients covid. Certes, il avait des gants et se lavait les mains, mais sans avoir de surblouse ou de visière.

Avoir été diagnostiqué positif, il n’a pas été inscrit sur Covidom, solution de télésuivi à domicile. « Le service d’hygiène et l’administration m’ont clairement dit qu’il n’y avait pas suffisamment de personnes pour s’en occuper, et que j’étais suffisamment ‘’cortiqué’’ pour m’en passer. Mais je pense que tout le monde aurait dû bénéficier du même service », s’offusque-t-il.

La cacophonie des recommandations et des tests

Les tâtonnements, Rachid Digoy, Ibode à Chalon-sur-Saône et membre du collectif Inter-blocs, en a vu beaucoup au quotidien. « Nous avons d’abord eu des masques en tissu, mais qui n’étaient pas du tout protecteurs selon la Société française d’hygiène hospitalière. Dans un second temps, ils ont été décrétés corrects pour les non-soignants, justement parce qu’ils n’étaient pas efficaces ! »

Puis la direction a envisagé de « récupérer les FFP2 utilisés, non souillés, et les retraiter » en les chauffant à 60°, pas plus afin de ne « pas léser le matériel ».

Le hic ? « Nous n’avions aucune étude à notre disposition pour nous rassurer sur l’efficacité des masques après chauffage », précise l'infirmier.

Tollé du côté des syndicats de son établissement, déjà échaudés par le recours à des stocks de masques de 2014, voire de 2009.

Rachid Digoy évoque aussi des changements de recommandations étranges : « au début, nous devions utiliser les masques pendant 4h, puis on nous a autorisés à les porter 8h. Ainsi le temps réel a-t-il été rallongé… En fonction des masques disponibles, augmentant également le risque de contaminations? », s’interroge-t-il.

Ce qui pose problème à Rachid Digoy, c’est le manque de transparence. « Est-ce que les règles de base ont été détournées au détriment de notre sécurité ? J’aurais préféré qu’on nous dise ‘’on n’a pas de stock mais on va vous protéger autant que possible.’’ »

Il ne décolère pas que les équipes d’hygiène aient affirmé que « la contamination se faisait uniquement par gouttelettes et par le contact, en excluant complètement l’aérosolisation », ce qui permet de retirer tout bénéfice à l’utilisation des FFP2, précisément manquants.

Étrange coïncidence ? Tout comme le recours à des tabliers, sans protections sur les bras, en sac poubelle, alors que les surblouses manquaient, le tout, « sans technique de déshabillage pour s’infecter le moins possible » ?

Sophie*, la vingtaine, infirmière dans un service psychiatrique d’un hôpital francilien, reconnaît les mêmes errements. Avant le confinement officiel du 16 mars, malgré les réunions de crises quotidiennes, témoignages de l’anxiété des médecins, « les informations du matin n’étaient plus identiques l’après-midi. Un véritable flou artistique ».

Dans son service, 13 des 20 infirmiers sont tombés malades. Dont elle. Elle n’a pas de doute : « clairement, je l’ai attrapé au travail. Notre service a été le plus touché de notre établissement ».

Heureusement, elle n’a pas souffert d’une forme grave, n’a connu qu’une journée d’essoufflement en dehors de cette « barre sur la poitrine ».

Sophie aurait voulu reprendre le travail avant les 14 jours d’arrêt, mais sa direction a dit non. « Finalement c’était rassurant, enfin ils prenaient position sur quelque chose. »

Béatrice*, qui exerce dans le même service est également tombée malade. Elle explique : « on sentait que notre cadre voulait nous apporter des réponses, mais elle ne les avait pas ».

Quand Sophie revient de son arrêt, elle est rassurée, aussi, de voir que les masques FFP2, les surblouses et les charlottes sont enfin disponibles en nombre. « Vu que la psychiatrie est le parent pauvre de la médecine, si nous avions été en service somatique, nous aurions sans doute eu du matériel nécessaire depuis longtemps ».

Les Ehpad ont sans doute payé le prix le plus fort puisque les soignants qui y exercent ont été 11 fois plus contaminés que dans le reste de la population.

Armance*, elle, travaille comme infirmière dans un laboratoire de banlieue parisienne. Quand elle est tombée malade, elle a senti que du côté de la direction - qui ne l’a pas appelée pour prendre de ses nouvelles -, le message était « il faut faire rentrer l’argent, il ne faut refuser personne et prélever, sans message pour savoir comment nous, on devait se protéger ».

Pour les soignants symptomatiques, les tests n’ont pas toujours permis d’établir un diagnostic clair, comme en témoigne la question des faux négatifs.

Selon certains chiffres, ils ont pu atteindre 30 % des résultats (PCR), soit autant de soignants malades -et contagieux- qui ont pu continuer à se rendre sur leur lieu de travail. Dans ces cas, les soignants n’ont pas pu bénéficier de scanner des poumons qui aurait permis de confirmer des suppositions. « On les remettait rapidement à leur poste pour assurer la continuité des soins », affirme même Rachid Digoy.

La judiciarisation de la colère

La colère ressentie est souvent proportionnelle à la gravité des symptômes développés. Aline se rappelle d’un collègue contaminé. « Quand il est revenu, il était très remonté encore contre cette gestion. Il est persuadé que c’est la faute de la direction s’il est tombé malade ».

Même son de cloche pour Stéphanie. « Certains collègues sont plein de revendications, ils appellent à de grandes manifestations, en critiquant des décisions qui n’ont pas été les bonnes. Mais dans une crise pareille, je comprends un peu les hésitations », reconnaît-elle.

Aujourd’hui, certains vont plus loin et demandent des comptes. « Concernant les masques, nous avons pu tenir grâce aux dons dont on a bénéficié de la part d’artisans, de magasins… C’est la solidarité qui nous a permis de tenir. L’État, lui, n’a pas été en mesure de nous protéger, déplore Rachid Digoy. C’est un véritable scandale. »

Depuis mars, le volet judiciaire est lancé. Des dizaines de plaintes ont été enregistrées par le parquet de Paris, deux cents plaintes auraient été déposées devant les tribunaux selon le ministère de la justice et la Cour de Justice de la République, seule instance habilitée à juger les ministres pour des faits commis dans l’exercice de leurs fonctions, est engorgée de plusieurs dizaines de plaintes visant l’exécutif.

Me Fabrice Di Vizio, avocat de soignants depuis vingt ans, est le défendeur de médecins du collectif C19 et du collectif Inter-blocs. Il aurait voulu que le principe de précaution soit appliqué, eu égard aux doutes concernant les modes de transmission du virus.

Compte tenu des doutes actuels et d’études contradictoires, il se demande pourquoi le principe de précaution n’a pas été appliqué, qui aurait dû impliquer « d’utiliser le maximum de protection ? Je ne connais pas un juge qui me dira le contraire, qui, en cas de contaminations, me dira ‘’on ne pouvait pas savoir’’ ».

Mais, estime-t-il, pour des raisons économiques et budgétaires, « on ne l’a pas fait ». Une analyse que partage Rachid Digoy. «Ce n’est pas le pangolin qu’il faut condamner, c’est tout un système. Quand j’entends qu’on est le meilleur système de santé au monde… On est tombé bien bas en ayant recours à des sacs poubelles en guise de surblouses ! »

En attendant les réponses judiciaires, l’Ordre infirmier a plaidé pour une reconnaissance du coronavirus comme maladie professionnelle et souhaiterait obtenir le statut de pupilles de la nation pour les enfants de soignants décédés. « Après tout, Emmanuel Macron n’a-t-il pas lui-même parlé de guerre ? », s’interroge Patrick Chamboredon, son président, pour justifier cette requête.

Alors, au final, combien de contaminations de soignants auraient-elles pu être évitées ? Une chose est sûre : alors que « les services qui ont été les plus exposés sont épuisés », reconnaît l’ARS Ile-de-France, face à une deuxième vague potentielle, il n’y aura pourtant plus d’excuses possibles concernant la sécurité des soignants.

Delphine Bauer

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