Prostitution : créer un pont vers le soin

Prostitution : créer un pont vers le soin

La prostitution recouvre une multiplicité de situations et induit un rapport complexe aux dispositifs de santé classiques. Au sein d’associations, les soignants deviennent souvent des professionnels de premier recours pour ces publics. Un lien indispensable alors qu’une législation répressive les fragilise. Articles parus dans le numéro 27 d'ActuSoins Magazine (déc-janv-fév 2018). 
Fany Baron-Leroy, infirmière à l'association lilloise Entr'actes
Cette jeune femme sollicite Fany Baron-Leroy, infirmière à l’association lilloise Entr’actes pour des problèmes dentaires. © Lucie Pastureau

Dans un coin du hall encore désert d’Entr’actes à Lille, une exposition de matériel de réduction des risques. Au mur, des signalements de clients violents… Tout incite les travailleur/ses du sexe à la vigilance.

Fany Baron-Leroy, l’infirmière de l’association, pousse enfin la porte, après quelques heures de sommeil grapillées de retour d’une tournée nocturne, en compagnie d’éducateurs spécialisés. Jusqu’à quatre heures, elle a multiplié les prélèvements de dépistage des infections sexuellement transmissibles (IST) et rencontré les nouvelles prostituées dans le bus d’Entr’actes. Pour les mineurs « nous avons un protocole d’autorisation du dépistage au local à partir de 16 ans. J’emmène les plus jeunes au Cegidd (centre gratuit d’information, de dépistage et de diagnostic) », précise-t-elle.

Sa permanence a lieu l’après-midi afin de s’adapter aux horaires des patients. Elle accueille une jeune nigériane, qui doit subir une interruption volontaire de grossesse la semaine suivante. Contre toute attente, elle sollicite Fany pour des douleurs dentaires. « Tu as eu les dents de sagesse ? », lui demande-t-elle en examinant sa gorge. Entre deux patientes, l’infirmière lui organise un rendez-vous chez le dentiste. Elle vaccine ensuite une transgenre contre l’hépatite B et reçoit une ancienne prostituée souffrant d’alcoolisme qui, sous prétexte de céphalée, a surtout besoin de parler. « L’écoute est primordiale. Dans mes chiffres d’activité, cette thématique est systématiquement présente », affirme Fany. Les consultations pour des motifs gynécologiques sont aussi majoritaires.

Rassurer et expliquer

Léon Guillou, infirmiers et les prostituées roumaines
L’association Charonne (Paris) mène des maraudes au bois de Boulogne. Russophone et roumanophone, Corina Bunic, médiatrice médico-sociale, est un lien indispensable entre Léon Guillou, infirmiers et les prostituées roumaines. © Emilie Lay.

Le travail du sexe frappe par son hétérogénéité. Aux risques sanitaires propres à cette activité, se superpose un véritable millefeuille de situations et de problématiques de santé : étrangers sans-papiers, étudiantes ou personnes âgées à la maigre retraite, toxicomanes, précaires, par choix ou sous contrainte, en intérieur ou dans la rue… « Il n’y a pas de prostitution avec un grand P », souligne Léon Guillou, infirmier à l’association Charonne (Paris). Les publics en exclusion représentent l’essentiel des usagers des associations. A contrario, les indépendants bien intégrés accèdent à la santé comme n’importe qui. Mais n’osent pas toujours évoquer leur activité.

« Le relationnel est la compétence la plus importante, estime Sandrine Rumi, infirmière au Cegidd de l’hôpital Bichat, à Paris (Ap-Hp). Il faut savoir être rassurant, verbaliser le fait que l’on ne les juge pas. »Et faire preuve d’un maximum d’ouverture « en accueillant le discours. Mais bien expliquer les pathologies, poursuit Léon Guillou. Et assurer que la porte sera toujours ouverte. »

La prévention au cœur du soin

Fany Baron-Leroy, infirmière soigne une prostituée
Fanny Baron-Leroy soigne une prostituée. © Lucie Pastureau

La prévention est au cœur de leur travail, en matière de santé sexuelle d’abord. « La sexualité orale est récurrente. La santé bucco-dentaire est donc importante, note Giovanna Rincon, directrice d’Acceptess Transgenres, association de santé communautaire et de lutte contre le sida qui accompagne des prostitué(e)s originaires d’Amérique latine. Les infirmiers se préoccupent aussi beaucoup de la réduction des risques liés à l’usage de drogues, fréquents dans ce milieu.

Estela Perez va plus loin. Infirmière au service des maladies infectieuses et tropicales de l’hôpital Bichat, elle profite des séances d’éducation thérapeutique pour dispenser des conseils en lien avec les conditions du travail du sexe. « Diabète, maladies cardiovasculaires… Tout cela vient de mauvaises habitudes de vie, car ces personnes travaillent de nuit, juge-t-elle. Je leur conseille d’avoir le plus possible un rythme : se faire à manger trois fois par jour, pratiquer un peu d’activité physique en journée… »

La prise en charge devient parfois généraliste. Ainsi, Fany Baron-Leroy s’est progressivement muée en professionnelle de premier recours à Lille avec une file active de 217 personnes en 2016. « Je réalise beaucoup de coordination des soins avec les médecins de ville, précise-t-elle.Mais aussi du suivi de traitements (de l’insomnie, des IST…) concernant l’observance et les effets indésirables… Mes patientes travaillent sur le boulevard voisin. Beaucoup n’ont pas du tout de médecin. Dès qu’elles ont un souci, elles viennent donc me voir. »Une sacrée responsabilité et beaucoup d’autonomie lorsqu’on est la seule soignante :« je ne dois jamais rien laisser passer, toujours aller vers les personnes pour créer le lien. »Puis le consolider.

Une adhésion aux soins fragile

Fanny Baron-Leroy, infirmière sillonne le quartier, à la rencontre des prostituées
Fanny Baron-Leroy sillonne le quartier, à la rencontre des prostituées. © Lucie Pastureau

Principal frein : l’auto-exclusion. « La plupart ne vont pas se soigner de peur d’être cataloguées prostituées. C’est un moment très dur de faire face à un médecin inconnu. C’est pour cela qu’elles me demandent souvent de les accompagner », souligne cette infirmière lilloise. Cela peut aller jusqu’au déplacement auprès des  spécialistes du suivi psychologique des victimes de violences et aux urgences médico-légales. L’orientation est cruciale. L’infirmière a constitué un carnet d’adresses de praticiens habitués à recevoir ses patients et/ou parlant espagnol ou roumain.

En dépit de ces précautions, l’adhésion aux soins reste fragile. Les soignants déplorent de nombreux rendez-vous manqués. En cause, des priorités autres chez les plus précaires : se loger, obtenir des papiers… Mais aussi des allers-retours en régions, pour travailler à l’écart de la concurrence des grandes villes et des contrôles de police. « De plus, beaucoup ne fonctionnent que dans l’urgence. Il faut faire le maximum de choses sur l’instant de peur de ne pas les revoir », précise Fany Baron-Leroy.Et toujours aller vers eux.

Cette infirmière sillonne régulièrement son quartier à pied. Sur le dos, un sac rempli de matériel de réduction des risques ; à la main, une mallette contenant le nécessaire à la prise de constantes, du paracétamol, des pommades et des pansements. « Elles sont tout le temps debout : le dos et les pieds en pâtissent. J’apporte aussi leurs résultats de dépistage. Sinon, elles ne viennent pas les récupérer. On s’assoit dans un café pour en parler : c’est le système D. »

En maraude

Entr'actes utilise cette malette en maraude
Entr’actes utilise cette malette en maraude. © Lucie Pastureau.

Autre outil essentiel, la médiation. Le soleil décline sur Paris. Léon Guillou l’infirmier part en maraude avec une collègue éducatrice spécialisée. A l’arrière du camping-car, Corina Bunic, médiatrice médico-sociale de l’association et moldave, téléphone aux prostituées qu’elle accompagne pour l’obtention de l’Aide médicale de l’Etat ou leur suivi médical. Ce soir, ils vont rencontrer les prostituées roumaines du bois de Boulogne. « C’est surtout Corina qui travaille avec ces publics, indique Léon.Et moi, je travaille avec Corina. »

Dès l’entrée dans le bois, une blonde en cuir rouge court vers le véhicule. « Attends, c’est une femme qui est enceinte ! »lance la médiatrice. Déjà maman et sans-papiers, elle s’apprête à quitter le pays avec son mari. L’air soucieux, elle échange quelques mots avec Corina Bunic. « Elle est suivie, sa grossesse se passe bien, elle est déclarée [à l’Assurance maladie, ndlr] ? », s’enquiert rapidement Léon Guillou.

A chaque arrêt, la médiatrice parle de longues minutes avec chacune. La plupart repartent très vite avec une boisson chaude et une pochette de préservatifs, parfois de gels lubrifiants. Chaque pochette contient un feuillet d’information – en anglais, français et roumain – sur les Trods (tests rapides d’orientation diagnostique) VIH avec les coordonnées de Léon. L’infirmier pratique rarement des soins en tournée mais ce contact est au moins un premier pont vers les dispositifs de santé.

Violences en hausse

Maraude au bois de Boulogne. Les travailleuses du sexe viennent au véhicule le temps de prendre une boisson chaude
Maraude au bois de Boulogne. Les travailleuses du sexe viennent au véhicule le temps de prendre une boisson chaude, des préservatifs, de discuter : “ils nous parlent bien. On rigole aussi. Psychologiquement, ça aide”, remarque Sarah (prénom changé). © Emilie Lay.

Entre deux distributions, il conseille une femme sur les produits d’hygiène intime et écoute Sonia*, qui a la colère et l’alcool triste ce soir : « une fois, un homme m’a couru après avec un couteau. Il voulait tout mon argent. Un autre m’a agressé et je me suis cassé ces doigts », raconte-t-elle en brandissant une main portant la trace d’anciennes fractures.

Ces violences seraient en hausse selon un rapport intermédiaire et pluri-associatif d’impact de la loi d’avril 2016 (visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées) qui pénalise les clients. Coordonné par Médecins du monde et pas encore publié, le document révèle un accroissement du temps de travail et d’attente, entraînant une fatigue physique et psychique importante, ainsi que des demandes – et acceptations – accrues de rapports sans préservatif. Autre effet de la raréfaction des clients dans la rue, une partie de la prostitution se déplace vers Internet. Une évolution qui incite à renouveler les pratiques de prévention et à modifier les prises de contact.

Emilie Lay

* Le prénom a été changé

De multiples facteurs de risque

La plupart des données épidémiologiques émanent des associations.

– 35 % des prostitué(e)s déclarent une maladie chronique somatique ou psychique.

– 29 % des femmes sont en surpoids.

– Un quart a eu une IST au cours de la vie et 61 % une interruption volontaire de grossesse.

–  Dans l’année, 20 % ont pris des anxiolytiques. 

–  64 % déclarent des injures et/ou humiliations et 51 % des violences physiques.

–  67 % relatent des problèmes de sommeil au cours des 8 derniers jours.

–  42 % des femmes et 79 % des hommes boivent régulièrement de l’alcool (OFDT, 2004).

–  Sur 179 personnes enquêtées par l’InVS, 17 % consomment du cannabis, 11 % de la cocaïne et 4 % de l’héroïne.

Les associations évoquent des pathologies hépatiques, des troubles digestifs liés au stress, mais aussi des troubles musculosquelettiques, des lésions des pieds, des troubles du retour veineux liés à la station debout prolongée…

Sources : étude ProSAnté Fnars/InVS (2010-2011), Igas (2012), Secrétariat d’Etat chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes

 

 PrEP : un outil de réduction des risques

Il est possible de proposer aux prostitué(e)s un traitement anti rétroviral réduisant le risque de contracter le VIH. Cette prophylaxie pré-exposition (PrEP) s’adresse aux personnes à risques élevés de contamination, du fait de nombreux rapports sexuels et sans utilisation systématique du préservatif. Elle est délivrée par les services hospitaliers spécialisés et les Cegidd. La PrEp s’associe à un suivi médical trimestriel et à un dépistage du VIH et des autres infections sexuellement transmissibles. Ses détracteurs craignent cependant un abandon du préservatif. Le dispositif implique aussi une prise régulière, peu compatible avec certaines situations comme les addictions ou la précarité. La PrEP s’applique donc au cas par cas, avec un accompagnement solide.

Prévention virtuelle pour prostitution masculine 2.0

Depuis 2011, Cabiria mène de la prévention virtuelle au niveau national, en direction des escorts hommes sur Internet. Cette association de santé communautaire lyonnaise utilise pour cela un profil « guide »*, réservé aux personnes morales, sur le réseau planetromeo.com. Deux animateurs de prévention assurent une permanence quotidienne. Le principe et les actions sont identiques aux maraudes de rue, la dimension virtuelle en plus. « Au moins une fois par semaine, nous nous présentons à tous les nouveaux escorts inscrits sur planetromeo », précise Antoine Baudry, chargé de projet prévention santé. Les échanges ont lieu par messagerie, voire par téléphone. Les lyonnais peuvent venir au local et bénéficier d’un dépistage, organisé mensuellement par le Cegidd de l’hôpital de la Croix-Rousse. Selon les demandes, Cabiria organise des tournées spécialisées : information sur la prophylaxie préexposition (PrEP), le traitement post exposition, les hépatites… « Nous faisons aussi beaucoup de prévention des violences, en donnant des conseils de sécurité. »

* www.prostboyz.org 

 

Réduire les délais d’accès aux soins

Giovanna Rincon, directrice de l'association Acceptess transgenres, propose des autotests du VIH à une travailleuse du sexe
Giovanna Rincon, directrice de l’association Acceptess transgenres, propose des autotests du VIH à une travailleuse du sexe, déjà sous PrEP. © Emilie Lay

Dans la salle d’attente, les patients s’agglutinent autour de Claudia, la médiatrice sanitaire et sociale de l’association de santé communautaire Acceptess transgenres. Tous sont des travailleurs/ses du sexe transgenres ou gays et originaires d’Amérique latine, souvent sans-papiers. Chaque semaine, Claudia les accueille dans le service des maladies infectieuses et tropicales de l’hôpital Bichat, à Paris. Elle conseille les uns et les autres, griffonne de courts compte-rendus dans son cahier, puis file au Cegidd (centre gratuit d’information, de dépistage et de diagnostic) avec un très jeune escort boy.

Depuis 2015, elle intervient ici dans le cadre d’une convention entre l’hôpital et l’association, dont la file active comptait 695 personnes en 2016.Objectif : réduire les délais de dépistage, puis d’accès aux soins et au traitement, notamment pour le VIH. Ce partenariat répond à la mobilité élevée de ces publics : « il pouvait se passer jusqu’à trois mois entre un dépistage et la prise en charge médicale. Nous en perdions de vue », souligne Claudia. Depuis la convention avec Bichat, puis l’agrément de l’association pour pratiquer des Trods (tests rapides d’orientation diagnostique) VIH et VHC, ce délai s’est réduit à une quinzaine de jours.

Médiation

Chaque lundi, Giovanna et Claudia reçoivent leurs usagers pour un bilan sanitaire, social et juridique approfondi. Cette identification de leurs besoins vise à préparer en détail le rendez-vous fixé à Bichat dès le lendemain : demande d’Aide médicale de l’Etat, dépistages, prise en charge à initier…

La médiation est le second pilier de cette convention. « Les soignants risquent de passer à côté de certaines choses, difficiles à exprimer à cause de la barrière de la langue, de la honte et de la peur, explique Claudia. J’ai les mêmes codes que les personnes accompagnées. Nous avons vécu les mêmes expériences. »Formée à la médiation en santé publique, elle modère aussi les échanges entre des patients sur la défensive et l’équipe médicale.Gage d’une relation soignant-soigné durable.

Sous PrEP

De retour à l’association, Sarah* a bénéficié de cette convention. Sous PrEP (prophylaxie préexposition) depuis un an, « elle reste très proche du système de santé. Elle utilise toujours le préservatif, mais ressent moins d’angoisse an cas de rapports non protégés », traduit Giovanna Rincon.

Bien que déjà suivie à l’hôpital, « nous lui proposons régulièrement des Trods. »Un moyen de susciter un nouveau discours de prévention. A l’annonce de résultats négatifs, Sarah* esquisse un signe de croix. Son inquiétude n’a manifestement pas disparu. Giovanna Rincon lui remet donc des autotests de dépistage du VIH. Elle lui en explique le fonctionnement et la manière de le proposer aux clients. « Elle deviendra ainsi un relais de dépistage », martèle la directrice.

E.Lay

* Le prénom a été changé

Actusoins magazine pour infirmier infirmière hospitalière et libéraleCes articles sont parus dans le numéro 27 ActuSoins magazine 
(Dec/Janv/Fev 2018).

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