« Je suis arrivée dans le Tarn quelques mois après la disparition d’Amandine Estrabaud [en 2013, ndlr] à Roquecourbes et jamais retrouvée. La disparition de Delphine Jubillar à 40 km de cette première disparition a réveillé un besoin de venir en aide à sa famille et surtout à ses enfants. Je ne concevais pas qu’elle puisse avoir été tuée et cachée sans pouvoir être retrouvée ». Ces mots sont ceux d’Anne*, une citoyenne touchée par l’événement qui a accepté de nous répondre mail.
Mais elle n’est pas seule. Depuis trois ans, cette affaire est omniprésente dans les médias.
Le spectre du féminicide
Alors comment expliquer l’engouement généralisé pour cette affaire ? Le maître de conférences en sociologie à Montpellier Michel Moatti, spécialiste des faits divers, analyse : « Cette affaire intervient dans un contexte où les 20 dernières années, on a assisté à un vrai retour de l’intérêt pour les histoires criminelles. On voit désormais une approche ‘’intellectuelle’’ des faits divers qui donne indiscutablement un respect à la matière. Ce qui, avant, relevait du mauvais goût, a donc gagné ses lettres de noblesse avec des auteurs comme Emmanuel Carrère ou journalistes comme Florence Aubenas. Mais il en existe aussi une approche pas du tout noble sur les chaînes en continu, qui les traitent de manière racoleuse, bas de gamme et populiste. Dans tous les cas, cela donne le sentiment que le fait divers est partout aujourd’hui ».
Si le sociologue estime que la disparition de Delphine Jubillar n’est pas la plus singulière, si on la compare à d’autres affaires comme celles des sœurs Papin, ou plus récemment l’affaire Grégory, la disparition d’Estelle Mouzin ou le meurtre d’Alexia Daval, il note cependant l’omniprésence de la diffusion de la photo de l’infirmière, « avec son sourire un peu mystérieux », qui a peut-être favorisé un transfert.
En mettant un visage sur un nom, on « personnalise » en effet la victime. Et peut-être que le côté « romancé » de l’affaire, avec un amant 2.0, des rencontres virtuelles, des échanges de messages qui disparaissent, en somme cette notion de crime passionnel [désormais surannée, ndlr], « ça peut donner des vibrations ».
Pour la docteure en anthropologie et sociologie Lucie Jouvet-Legrand, spécialisée en criminologie, le dossier Delphine Jubillar s’inscrit tout de même dans un contexte particulier. « Quand une femme ou un enfant disparaît, cela offense les états forts de la conscience collective, concept de Durkheim. Leur capital de compassion est important. On perçoit ces individus comme plus fragiles et moins en capacité de se défendre, d’autant plus dans une société où l’on parle de plus en plus des violences faites aux femmes. Il s’est opéré un changement de lecture, il n’y a plus de compassion pour les auteurs de violences ».
Sur ce point, Michel Moatti abonde. « Le contexte est celui d’une médiatisation des crimes contre les femmes, dans la foulée de Me Too et d’une prise de conscience grandissante du problème. Mais si c’est un meurtre conjugal, finalement, le cas de figure serait très fréquent », tempère-t-il.
Car ces affaires de femmes qui disparaissent, sans suspect désigné, sans coupable certain, dans un contexte de séparation ou de divorce « sont des moments critiques pour les femmes. D’un point de vue judiciaire, le moment où elles rompent sont les plus risqués – les hommes tuent parce que leur compagne les quitte – alors que le pendant masculin n’est pas vrai », rappelle Lucie Jouvet-Legrand.
Enfin, Delphine Jubillar a laissé deux enfants en bas âge, et ce au moment de Noël, une période « qui promeut les valeurs de la famille », ce qui rajoute encore à l’indignation.
L’engouement médiatique et citoyen
Cet engouement médiatique s’est accompagné d’un emballement citoyen. Michel Moatti date le phénomène de l’affaire Elodie Kulik, au début des années 2000. « Si le dossier médiatique s’est progressivement fermé, de nombreux blogs et sites ont ouvert à ce moment-là. Les gens enquêtaient, ils s’autoproclamaient spécialistes, distribuaient les bons et mauvais points, confrontaient les témoignages. Sans les réseaux sociaux, qui permettent de laisser des traces numériques, cela n’aurait pas été possible ».
Vingt ans après, la pratique est entrée dans les mœurs. L’affaire Jubillar a elle aussi entraîné la constitution de groupes de citoyens de recherches. Anne en fait partie. Elle s’est rapprochée des amies de Delphine Jubillar lors d’un appel à bénévoles. « C’est ainsi que j’ai commencé cette triste et longue aventure. Je reste convaincue que les enfants de ce couple ne peuvent pas vivre sereinement sans savoir où est leur maman. Mon seul objectif est d’apporter mon aide à la retrouver pour lui donner une sépulture et surtout un lieu de recueillement pour ses enfants », confie-t-elle.
Infirmière : un métier pas comme les autres
« Bien sûr le fait qu’elle soit infirmière me touche d’autant plus que j’ai une première carrière professionnelle à l’hôpital public », nous a aussi écrit Anne.
Ces mots rappellent que derrière le nom de Delphine Jubillar, associé désormais à une disparition qui reste mystérieuse, se trouvait aussi une infirmière.
La trentenaire a d’abord exercé au sein d’un service de pneumologie, puis à partir de 2018, auprès des patients les plus âgés, dans un service de gériatrie de la clinique privée Claude Bernard d’Albi [contactée à plusieurs reprises, la direction n’a pas donné suite à notre demande d’interview, ndlr]. Elle exerçait de nuit. « La profession infirmière est une profession très répandue et très familière pour beaucoup de personnes. Ce sont des professionnelles de santé que l’on côtoie fréquemment, des interlocutrices privilégiées quand on est hospitalisé », explique Lucie Jouvet-Legrand.
Étant répandue, « il existe une dimension projective importante, soit en étant infirmière soi-même ou en travaillant dans le soin. Les gens se disent que cela aurait pu être une professionnelle qu’ils ont côtoyée ».
Sans compter que la profession jouit d’une bonne image. « Étant dans le ‘’care’’, c’est une profession pour laquelle il y a une sympathie, et ce, même avant la crise du covid. Elles semblent plus humaines, plus accessibles que les médecins, ce sont les professionnelles les plus disponibles du monde hospitalier », poursuit-elle.
De fait, en 2015, Sanofi et la Mutuelle Nationale des Hospitaliers (MNH) avaient mené des enquêtes pour en savoir plus sur l’image de l’infirmière auprès du grand public. Les résultats étaient sans appel : en France, les infirmiers avaient, pour plus de 90 % des personnes interrogées, une bonne réputation.
Michel Moatti n’est pourtant pas convaincu que la profession de Delphine Jubillar ait impliqué plus d’intérêt. Il prend comme exemple l’affaire Lelandais. « La mère de la petite Maelys était infirmière. Et si elle a bénéficié d’une empathie comme toute maman victime, elle a aussi subi des attaques horribles en lien avec son métier. Sur les réseaux, on a pu lire des saillies comme ‘’Si tu avais pu t’occuper de ta fille, elle n’aurait pas été enlevée’’ ou ‘’des infirmières comme toi, on peut s’en passer’’. Ainsi être infirmière ne constitue pas forcément un bonus pour plus d’empathie ou d’émotion », assène-t-il.
On l’a vu dernièrement, dans un tout autre contexte. Honorés pendant la crise du covid, les infirmiers sont les premiers concernés par la réduction des moyens matériels et humains dans les hôpitaux publics.
Les conditions de travail continuent de se dégrader, à tel point qu’après dix ans d’exercice, près d’un infirmier sur deux quitte l’hôpital. Mais leur voix n’est souvent pas entendue. Delphine Jubillar, devenue le symbole d’une profession déconsidérée et des femmes qui souffrent en silence ?
Delphine Bauer
*le prénom a été modifié.
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