Au Liban, le départ des infirmiers pour l’étranger : « une hémorragie » pour le système de santé

Depuis 2019, le Liban a perdu plus de 3 500 infirmiers et infirmières, selon les chiffres de l’Ordre des infirmiers libanais. Les professionnels pourraient être en réalité beaucoup plus nombreux à avoir quitté le pays. Les raisons de leur départ ? Des salaires divisés par 10 depuis le début de la crise, mais aussi des conditions d’exercice toujours plus difficiles.

Un soignant travaillant à l'unité Covid de l'hôpital Trafic Hariri de Beyrouth

Un soignant travaillant à l'unité Covid de l'hôpital Trafic Hariri de Beyrouth © Florient Zwein (Hans Lucas) / ShutterStock / 2021.

Lara El-Lamaa n’avait jamais songé à quitter le Liban pour exercer son métier d’infirmière ailleurs. Et pourtant. Le jour de l’explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020, tout a basculé. « Avec mon mari, qui est aussi infirmier, nous travaillions dans un hôpital juste en face du port. Nous avons vu tout ce qui s’est passé : tous les morts, tous les blessés », se souvient l’infirmière avec une voix qui trahit une émotion toujours vive trois ans plus tard.

Ce nouveau traumatisme conjugué à la double crise économique et politique qu’ils subissent depuis plus d’un an ont raison de leur volonté de rester. Quelques mois plus tard, les infirmiers libanais s’installent en Belgique. Lara El-Lamaa y obtient une équivalence de son diplôme français. Son mari, lui, retourne sur les bancs de l’école pendant un an. « Ça n’a pas été facile la première année avec un seul salaire. Mais, aujourd’hui, nous vivons bien. Et nous pouvons prendre en charge notre famille, mes parents et mes beaux-parents. Avec la crise au Liban, c’était impossible », ajoute l’infirmière dans une clinique privée de Bruxelles, qui affirme payer environ 2 000 USD (près de 1 900 euros) par mois pour les traitements de sa mère atteinte d’un cancer.

Lara El-Lamaa n’est pas la seule à avoir fait le choix de quitter le Liban depuis 2019. Pour l’Europe, mais aussi pour l’Amérique du Nord ou les Pays du Golfe, plus de 3 500 professionnels ont déserté le système de santé libanais selon l’Ordre des infirmiers.

Mais ce chiffre pourrait être plus élevé dans les faits. « Il y en a plein qui partent et qui ne nous le disent pas… Ils restent inscrits sur les listes », explique la Docteure Rima Sassine Kazan, présidente de l’Ordre. Les raisons de ces départs ? Un salaire divisé par 10 pour certains depuis le début de la crise, en raison de la dévaluation de la livre libanaise (de près de 90%). Mais aussi des charges de travail de plus en plus conséquentes avec des horaires de travail étendus, des manques de moyens pour soigner décemment leurs patients et des médicaments qui font défaut.

Surcharge de travail

D’après les données de la Banque mondiale en 2018 (soit avant la crise économique de 2019), le ratio infirmier/patient au Liban était de 1,7 pour 1 000 personnes*. Selon les professionnels interrogés, qui pointent aussi le manque de comptabilisation de la part du ministère de la Santé, il serait encore plus bas aujourd’hui en raison des licenciements économiques et des départs. « Les infirmiers n’administrent plus tous les soins comme ils le doivent car ils ne peuvent pas… Les patients sont libérés trop tôt… Ce qui entraîne une réadmission des patients, mais c’est un poids de plus sur eux, sur leur famille et sur tout le système de santé », observe la Docteure Nuhad Yazbik Dumit, professeure et principale associée à l’École d’infirmiers de l’Université américaine de Beyrouth (AUB), qui étudie les conditions de travail de la profession depuis les années 1990.

Mohamad Ali Jawad, un infirmier au sud de Beyrouth, regrette les « horribles » conditions de travail. « Les infirmiers travaillent 5 à 6 gardes de 12 heures par semaine car ils n’ont pas le choix. On joue sur leurs sentiments pour qu’ils s’occupent des patients. Les hôpitaux font du commerce, ils ne font pas attention aux gens et ne prennent pas en considération les infirmiers », lâche-t-il révolté.

Le jeune infirmier envisage de partir aux Etats-Unis quand il aura terminé sa formation en pratique avancée infirmière. « Qu’est-ce que je peux faire ? Je veux pour avoir de meilleures conditions de travail, là où je suis plus respecté et plus apprécié… »

Au travers de ses différentes recherches, Nuhad Yazbik Dumit a pu confirmer que l’environnement professionnel pèse beaucoup sur le moral de la profession. « Il y a aussi la manière dont leurs supérieurs agissent avec eux, comment ils travaillent ensemble », précise l’enseignante, qui estime que les résultats d’une précédente étude démontrent que les infirmiers partis voudraient revenir au Liban si les conditions s’amélioraient.

Ce sont d’ailleurs ses nouvelles conditions de travail qui ravissent Lara El-Lamaa de l’autre côté de la Méditerranée. « J’adore les hôpitaux où j’ai travaillé au Liban mais la hiérarchie y est parfois vraiment cassante, contrairement à ici. Il y a beaucoup de valorisation, nous avons des droits et la hiérarchie nous soutient. »

Une adaptation nécessaire

Certains, malgré ces conditions ont décidé de rester. Rita (qui ne souhaite pas que l’on donne son nom de famille ni son lieu de travail pour des raisons de confidentialité), cadre de soins dans un hôpital de Beyrouth, a craint de ne pas pouvoir s’adapter dans un autre pays comme la France. Son salaire, oscillant entre 2 500 et 3 000 dollars par mois avant la crise est tombé à 100 dollars. Depuis quelques mois, elle gagne 600 dollars. « Je ne mets plus de côté, nous faisons tout juste le nécessaire », explique l’infirmière avec 20 ans d’expérience qui gère une équipe de 12 personnes.

Cette dernière se dit privilégiée des conditions de travail offertes par son établissement. Mais ce qui lui pèse le plus, c’est la réorganisation imposée par la fuite des professionnels à l’étranger. « Avant, nous avions une infirmière ancienne pour une nouvelle. Aujourd’hui, c’est une ancienne pour six nouvelles. C’est une charge en plus. Ce sont des risques en plus…. Cela nous demande un grand effort pour ne pas perdre la qualité de notre travail. »

L’Ordre s’est donné pour mission « d’arrêter l’hémorragie » d’infirmiers qui partent à l’étranger. L’organisation milite pour de meilleures conditions de travail, demande aux hôpitaux de payer les infirmiers en dollars et d’augmenter leur salaire de manière graduelle sur 3 ans pour retrouver le minimum d’avant crise. « Ne nous lâcherons rien ! » martèle sa présidente, qui a lancé une enquête auprès des établissements afin de connaître ceux qui ont suivi leurs demandes. Rita, elle, a confiance en la capacité de redressement de son pays et espère de jours meilleurs. Lara, de son côté, sait qu’elle finira sa carrière d’infirmière en Belgique.

Amélie David

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*Des données plus récentes, notamment depuis la crise, ne sont pas encore disponibles. L’Organisation mondiale de la Santé estime le ratio à 1,9 pour 1000 personnes en 2019, mais en se basant sur les chiffres du ministère de la Santé libanais qui compte dans les forces de travail, les professionnels qui sont en fait dans l’administratif ou dans les universités.

Le ministère de la Santé libanais n’a pas donné suite à nos questions.

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