Sous ses chaussettes, les orteils de Franck sont violets, noircis. A vif. Bonnet vissé sur la tête, visage marqué, ce sans-abri de 29 ans a été admis pour des engelures au centre de lits halte soins santé (LHSS) Plaisance/Ridder, géré par le Samu social de Paris. Au scalpel et à la pince, Constance Parent retire délicatement toutes les peaux mortes de ses pieds. « Il y a quelques zones nécrosées, mais je ne pense pas qu’il y ait d’atteinte osseuse », rassure l’infirmière.
C’est un camarade de la rue qui a contacté le 115 (le numéro d’urgence du Samu social) pour Franck. Il a d’abord passé une nuit en centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), où un médecin a demandé un LHSS. C’est un « premier Samu » : il n’avait jamais été hébergé, depuis dix ans qu’il dort dehors. « Ça ne sert à rien d’appeler le 115, juge-t-il. Ce n’est pas en une nuit qu’on récupère. » Il se reposera donc un peu ici, le temps de guérir et de refaire ses papiers – carte d’identité, carte vitale – avec l’assistante sociale du centre.
Offrir une trêve avec la rue pour prendre soin de soi, c’est l’objectif de cet établissement réservé à l’accueil de personnes sans domicile. Fixé à deux mois renouvelables, l’hébergement à temps complet permet de parer à une double urgence, médicale et sociale.
Des soins incompatibles avec la rue
Avec ses 66 lits infirmiers, le centre Plaisance/Ridder traite des problèmes de santé somatiques dont la prise en charge est incompatible avec la vie à la rue, sans qu’une hospitalisation soit nécessaire. Les soins sont comparables à ceux prodigués par les infirmiers libéraux.
Les patients sont souvent adressés par les hôpitaux, à l’issue d’un passage aux urgences ou en permanence d’accès aux soins de santé (Pass). Un médecin envoie alors une demande de lit, accompagnée d’un rapport social, au pôle « infirmiers » du 115. « D’autres arrivent par les maraudes du Samu social », indique Marie Deplace. Un état stable constitue l’autre critère d’admission. « Nous ne pouvons accueillir de patients avec une perfusion, une sonde urinaire ou de grosses escarres, car nous ne disposons pas de lits médicalisés, ni de sonnettes dans les chambres », poursuit l’infirmière.
Les prises en charge spécialisées (oncologie, psychiatrie…) et les urgences font l’objet de consultations externes. Organiser les rendez-vous, faire le lien entre tous les médecins… La coordination des soins représente une part importante du quotidien. « Nous passons beaucoup de temps au téléphone », relève Marie, qui apporte un verre d’eau à un homme au visage long et triste. L’infirmière appelle une auxiliaire de vie sociale du centre pour accompagner aux urgences ce patient visiblement fébrile. « Il tremble trop. Peut-être est-ce la grippe, mais cela peut être un début de choc septique. C’est un monsieur fragile avec des antécédents de cancer et de tuberculose », justifie le médecin présent.
Remédier à l’incurie
Deux infirmiers alternent ainsi entre mission de coordination et consultations en binôme avec un médecin généraliste. Deux autres sont affectés aux pansements. Mal perforant plantaire, érysipèle, ulcère… A l’instar de Franck, nombreux présentent des plaies du pied. « Ce sont les soins les plus importants réalisés au Samu social, souligne Constance. L’incurie provoque des mycoses. Certains mettent aussi les mêmes chaussures et chaussettes pendant des mois sans jamais les enlever de peur qu’on ne les leur vole dans leur sommeil. »
Les pathologies de la précarité sont légion. « Nous voyons des problèmes vasculaires liés à l’hygiène de vie, avec une consommation de tabac et d’alcool, relate Marie. Ils ne font pas non plus attention aux plaies qui s’infectent. Il y a beaucoup d’amputation des membres inférieurs. »
Au décours des soins, infirmiers et aides-soignants tentent de remédier à cette incurie : « Certains, dehors depuis vingt ans, ne prennent qu’une douche mensuelle. On leur demande d’en prendre une par semaine. Petit à petit, nous parvenons à des résultats. » Sans objectifs figés. Pour Marie, c’est « un travail qui a du sens. L’être humain est au cœur. Tout le monde travaille ensemble pour l’hébergé. »
La tâche n’est pas toujours simple. L’alcoolisme notamment, qui concernait 58 % des patients en 2016, complique les prises en charge. Quotidienne, la réunion pluridisciplinaire permet d’exprimer ses difficultés. « Médecins, auxiliaires de vie… Tout le monde a son temps de parole, apprécie Pierre Dupety, infirmier. On rit aussi beaucoup, pour pouvoir ensuite demeurer professionnel avec les patients. »
Art de la conviction
En consultation, Marie et la docteure Marion Berrebi communiquent à grand renfort d’onomatopées avec Dimitri, qui ne parle quasiment pas le français. Tout juste admis, l’homme a une consommation d’alcool élevée et souffre de diarrhées depuis trois mois. Les deux femmes craignent également une infection urinaire. « Une infection c’est important, après tu as la fièvre, tu n’es pas bien, insiste l’infirmière face au rire de Dimitri. On est d’accord, tu vas rester un peu, plusieurs jours sans sortir pour soigner le ventre et reprendre du poids. Et nous, on a des cigarettes à toi. »
L’offre est déroutante. Les soignants doivent déployer un réel art de la conviction avec de ces publics. « Nous utilisons des médiateurs. Le tabac est important dans le quotidien de la rue et ils n’ont pas d’argent, explique Pierre. L’humour aussi marche bien avec eux… » Pour pallier le manque alcoolique enfin, nombre de patients reçoivent du Valium : « si cela devient insupportable, ils préfèrent le retour à la rue. Le traitement aide à passer l’angoisse, à les responsabiliser sur l’importance des soins et à créer du lien, pour qu’ils puissent nous en parler. »
Ce « lien » est un maître-mot ici. Les soins représentent en LHSS une opportunité de resocialiser les patients. A plus long terme et sur le plan social, une vocation de ces centres est en effet de travailler à un projet de vie avec les sans domicile et les amener vers un hébergement stable.
A cet égard, le bureau infirmier est un point névralgique. Entre salle de pause, poste de soins et secrétariat, la porte reste toujours ouverte. Et les patients le savent. Le défilé est permanent pour réclamer un café, récupérer un traitement ou simplement bavarder. Chaque matin, Diego – un nom d’emprunt – vient immanquablement y saluer l’équipe. Brûlé au troisième degré dans l’incendie de sa tente, une de ses jambes a été totalement amputée. Il effectue plusieurs allers-retours en LHSS depuis 2012 et a tout juste reçu une treizième greffe de peau sur la jambe qui lui reste.
« Mi-infirmiers, mi-éducateurs »
C’est également là que les infirmiers distribuent les bons de sortie. Ainsi, les patients conservent les coordonnées du centre, car beaucoup perdent leur chemin. « De notre côté, nous savons qui n’est pas rentré le soir. Alors, nous alertons les maraudes afin qu’elles tâchent de trouver les absents », indique Pierre. Un système qui redonne également des repères temporels centrés sur les repas, et prévient les alcoolisations massives favorisées par des sorties trop longues. Avec un écueil : « Cela peut amener de l’agressivité. Nous sommes parfois mi-infirmiers, mi-éducateurs spécialisés. »
En dépit des liens tissés, certains quittent les lieux dès leurs soins achevés. « Pour les grands exclus surtout, il apparaît trop dur de vivre en collectivité, remarque Laurine De Lachaise, infirmière. Ils ont leurs propres règles dans la rue. » Des allures d’échec qui peuvent frustrer les soignants. Selon Pierre, il est impératif de prendre du recul : « Parfois, lorsqu’on part du boulot, on retrouve des mecs qu’on a hébergés au bout de la rue. Nous apportons tout ce que nous pouvons, mais on ne peut pas faire à la place des gens. Nous sommes là pour soigner, pas pour être déçus par quiconque. »
A l’inverse, d’autres s’éternisent. Tel cet homme, présent depuis 2014. « Il s’agit d’un monsieur totalement paumé avec un syndrome de Korsakoff. Nous avons demandé une place en foyer d’accueil médicalisé. Mais comme il porte l’étiquette Samu social, donc SDF, personne ne veut de lui », dénonce Marie. Les places d’hébergement sont par ailleurs rares : au début de l’hiver, 53 % des appelants du 115 n’ont pu obtenir d’hébergement*. « Or, lorsque nous avons réussi à resocialiser des gens à la rue depuis longtemps, note Laurine, il est difficile de mettre à mal une démarche de stabilisation. »
*Baromètre du 115, échantillon de 45 départements, Fnars, novembre 2016
Emilie Lay
Cet article est initialement paru dans le n°24 (avril 2017) d’ ActuSoins Magazine.
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