Les 200 répondants du numéro d’urgence de prévention du suicide, pour la majeure partie infirmiers, traitent en moyenne 800 appels par jour.
Pas de blouse, que des écrans, des casques vissés aux oreilles et des échanges à voix feutrées au téléphone. Dans ce local sans fenêtre, sur le port de Brest, trois infirmiers répondent aux appels sur la ligne du 31 14, le numéro national dédié à la prévention du suicide piloté par le ministère de la Santé. Lancée en octobre 2021, la plateforme d’écoute fonctionne 24 heures sur 24 et sept jours sur sept grâce à 15 centres en France.
Cécile L’Haridon, l’une des 16 professionnelles du centre d’appel brestois, vient de répondre à l’appel au secours d’une jeune apprentie de 15 ans. Très angoissée, avec des idées suicidaires, elle a composé le 31 14 depuis les toilettes de son lieu de travail. Avec son accord, l’infirmière a sécurisé la situation en contactant sa mère et son employeuse. Lorsque Cécile L’Haridon rappelle une petite demi-heure plus tard, la jeune fille a déjà été prise en charge par l’hôpital en pédopsychiatrie. L’infirmière peut souffler : elle a assuré sa mission en passant le relais.
Cet article a été publié dans le n°53 d’ActuSoins magazine (juin 2024).
Il est à présent en accès libre.
Pour recevoir un magazine complet tous les trimestres, abonnez-vous
Professionnalisme
Le 31 14 a été créé en complément d’autres plateformes d’écoute telle que SOS Amitié ou Suicide écoute. Il s’agit d’une ligne d’urgence. Les répondants ne sont pas des bénévoles comme sur d’autres numéros mais des professionnels de santé. Et si les appels demeurent confidentiels, ils ne relèvent pas de l’anonymat : chaque échange téléphonique commence par l’établissement d’un dossier de soin, comme à l’hôpital. « Notre mission est d’évaluer la situation et de servir d’intermédiaire avec des professionnels ou des structures donc on ne peut pas travailler sans nom ni adresse, explique Cécile L’Haridon. Si c’est un frein, nous renvoyons vers des lignes anonymes. » Ainsi, les professionnels du 31 14 peuvent être amenés à contacter la famille, le médecin traitant ou le psychiatre, toujours avec l’accord de la personne. Il arrive souvent que le médecin de proximité n’ait rien décelé à la situation de détresse d’un patient, quand bien même ils se connaissent depuis des années. « Beaucoup de honte et de tabous entourent la souffrance psychique, déplore Cécile L’Haridon. Les personnes n’osent pas en parler à leur médecin et ne se sentent pas légitimes d’appeler le 15 pour des idées suicidaires. D’ailleurs, beaucoup ignorent que les urgences psychiatriques existent. »
Sur l’ordinateur, le voyant vert clignote à nouveau. Erwan Guézennec décroche d’une voix calme. Infirmier en psychiatrie depuis 21 ans, il est passé par le Samu social, une unité pour malades difficiles (UMD) et le secteur fermé avant de rejoindre le 31 14 à l’ouverture de la plateforme. À l’autre bout du fil, un jeune homme inquiet pour un ami en souffrance, qui a évoqué devant lui des idées suicidaires. L’infirmier le rassure : « Ce n’est pas parce qu’il en parle qu’il va passer à l’acte. En revanche, il faut engager la discussion avec lui sur ce sujet, lui expliquer que des solutions existent, l’orienter vers des lieux où il pourra trouver de l’aide. C’est ne pas en parler qui est problématique ! » L’infirmier donne des clés très concrètes. « Vous pouvez lui dire par exemple je m’inquiète pour toi, c’est au-delà de mes compétences, tu dois faire appel à des professionnels. » Autres pistes : conseiller à son ami d’appeler à son tour le 31 14 ou contacter la Maison des adolescents de sa ville. « N’hésitez pas à nous rappeler surtout », conclut-il.
Climat de confiance
Avec ce poste, Erwan Guézennec a le sentiment de revenir à l’essence de son métier : l’écoute. « À l’hôpital, on est sans cesse interrompu ou parasité par l’activité du service, c’est parfois frustrant. Ici, on prend vraiment le temps qu’il faut pour aider les personnes. » Pour autant, les professionnels du 31 14 doivent composer avec l’état actuel du système de santé. « Parfois, les solutions que l’on propose sont bancales parce que les personnes vivent dans des déserts médicaux. On a beau chercher, on ne trouve rien : pas un médecin traitant, pas un groupe de parole, pas un psychiatre… »
Quand elle a commencé fin 2022, Cécile L’Haridon appréhendait de ne plus avoir d’échanges en présentiel comme elle en avait l’habitude aux urgences. « Je craignais que cela altère la qualité de la relation. Finalement, je trouve que cela a aiguisé mon sens de l’écoute. On est obligé d’être plus que vigilant. J’arrive à repérer l’état émotionnel des gens au téléphone grâce aux intonations de la voix. » Certaines personnes hurlent, pleurent… Les répondants leur laissent le temps nécessaire jusqu’à ce que, souvent, la voix s’éclaircisse. Certains interlocuteurs sont loquaces, d’autres moins. Il s’agit alors de trouver les bonnes questions. « Le tout, c’est de créer un climat de confiance », résume Cécile L’Haridon. Après deux ans au bout du fil, l’infirmière, titulaire d’un DU gestion et prévention du risque suicidaire, estime qu’elle fait le même métier qu’aux urgences et apprécie de devoir prendre des décisions seule. Le 31 14 repose néanmoins sur un intense travail d’équipe. Une réunion de supervision a lieu tous les mois, un médecin coordinateur accompagne l’équipe à mi-temps et la nuit, un psychiatre est d’astreinte à l’échelle nationale. Cela permet notamment de pouvoir fournir des prescriptions en urgence.
Conseils aux professionnels
Le 31 14 ne s’adresse pas uniquement aux personnes en souffrance. C’est aussi une plateforme d’information, notamment pour les professionnels de santé. Il n’est pas rare pour les répondants d’échanger avec des médecins généralistes, des pharmaciens, des psychologues ou des infirmiers scolaires en quête de conseils par rapport à une situation précise. Autres profils des appelants, des personnes endeuillées par le suicide d’un proche. « Elles cherchent à savoir pourquoi, elles sont en recherche d’éléments cliniques, remarque Cécile L’Haridon. Elles veulent un avis extérieur pour savoir si elles auraient pu repérer certaines choses, si elles ont vraiment tout fait pour éviter le passage à l’acte… »
Il y a des appels plus difficiles que d’autres. Certaines personnes appellent la corde au cou ou les médicaments à portée de main. « La première chose à faire, c’est la mise à distance des moyens létaux, explique Erwan Guézennec. Il faut être directif car les personnes souffrent alors d’un trouble du jugement et ne sont plus en mesure de prendre les bonnes décisions. On les guide de façon très concrète, en leur disant par exemple de prendre les médicaments et d’aller les ranger dans une autre pièce, dans un tiroir. » « Dans ces cas-là, il s’agit d’un appel à l’aide, renchérit Cécile L’Haridon. Les personnes veulent que leur souffrance s’arrête mais ne peuvent pas être seules. On garde bien sûr la personne en ligne mais on peut solliciter un collègue pour appeler le 15 en parallèle. » Des situations très lourdes, sur lesquelles les équipes prennent le temps d’échanger.
Sans surprise, les nuits sont plus sombres, avec davantage d’appels de personnes alcoolisées ou agressives et une charge de travail plus soutenue. Brest est l’un des trois centres en France à fonctionner la nuit, avec Lille et Montpellier. Les répondants alternent un mois de service de nuit et un mois de jour, sur des plages de 12 heures. « Quand j’ai commencé, je me mettais la pression pour répondre à tous les appels, sans m’arrêter, se souvient Cécile L’Haridon. J’ai appris à connaître mes propres limites. Maintenant, je fais une pause après un appel le temps de rédiger le compte-rendu. Nous ne sommes pas soumis à une pression par rapport au nombre d’appels que l’on prend. L’essentiel, c’est la qualité de l’écoute. »
Virginie de ROCQUIGNY
Je m'abonne à la newsletter ActuSoins
Cet article a été publié dans ActuSoins Magazine
Il est à présent en accès libre.
ActuSoins vit grâce à ses abonnés et garantit une information indépendante et objective.
Pour contribuer à soutenir ActuSoins, tout en recevant un magazine complet (plus de 70 pages d’informations professionnelles, de reportages et d’enquêtes exclusives) tous les trimestres, nous vous invitons donc à vous abonner.
Pour s’ abonner au magazine, c’est ICI
Abonnez-vous au magazine Actusoins
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.