En 2018, il n’y a plus rien d’étonnant à voir des séances de sophrologie, de relaxation, ou d’acuponcture proposées dans les établissements hospitaliers. Depuis dix ans en effet les soins de support non médicaux se voient reconnaître comme nécessaires à une meilleure prise en charge médicale, permettant d’optimiser le confort et le bien-être du patient.
« Notre époque a changé le rapport à la maladie, estime Serge Blisko, président de la Miviludes (mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires). Aujourd’hui, 20% des Français souffrent de maladies chroniques, les ‘’affections de longue durée’’ désignées par l’administration. Il y a vingt ou trente ans, ils auraient été promis à une mort rapide. Désormais, ces maladies – cardio-vasculaires, diabète, cancers – sont maîtrisées, contrôlées ». Mais elles n’en laissent pas moins, chez les patients, une peur farouche de la rechute et beaucoup de questionnements.
Face à ces patients fragilisés, des équipes médicales « performantes du point de vue de la qualité des soins », mais aussi « très technicisées et froides »,« débordées », alors que les patients auraient au contraire « besoin de chaleur », analyse Serge Blisko. C’est ici que se loge une demande pour « offre complémentaire de soins qui, contrairement aux dérives sectaires, n’est pas du tout condamnable ». Au contraire : il n’est pas nécessaire « d’adopter une attitude scientiste à tout prix ».
Pour preuve, Serge Blisko évoque le travail réalisé par le Groupe d’Appui Technique, rattaché au Ministère de la Santé et qui s’intéresse aux pratiques non conventionnelles à visée thérapeutique. Certaines techniques « prometteuses », selon ses termes, sont étudiées de façon épidémiologique : ainsi, récemment par exemple, l’acuponcture (étudiée par l’Inserm) ou l’hypnose ont fait leurs preuves. Mais d’autres techniques – non éprouvées scientifiquement – restent du domaine du mystère.
La santé face à l’irrationnel
Daniel Serin, oncologue radiothérapeute depuis trente-cinq ans et exerçant actuellement à l’Institut Sainte-Catherine à Avignon, est confronté à cette problématique. Lui qui, cartésien convaincu, nourri à l’ “evidence-based medecine’’, a traité plus de 7 000 cancers du sein, fait face tous les jours à des patientes qui souffrent de brûlures internes causées par la radiothérapie.
« La première fois qu’une patiente m’a dit que le recours à un coupeur de feu [le plus souvent des magnétiseurs qui soulagent les brûlures, ndla] lui faisait du bien, je me suis dit qu’elle était folle. Mais quand elles sont des centaines à l’affirmer, en tant que médecin, je me dois d’entendre ce qu’elles me disent », explique-t-il. Pour lui, rien de sert de fermer les yeux : 60 à 80 % des malades du cancer auraient recours à des pratiques complémentaires.
Une étude réalisée en 2016 par le Pr Nicolas Magné, radiothérapeute et directeur de recherche à l’institut de cancérologie de la Loire, confirmait que, sur 600 femmes et 250 hommes ayant surmonté un cancer et ayant été contactés, 60 % des femmes et 40 % des hommes avaient eu recours à un coupeur de feu pendant la durée de leur traitement. Alors si Daniel Serin ne peut expliquer ce soulagement de façon scientifique, il évoque l’hypothèse du pouvoir d’une pensée magique, peut-être d’un effet placebo. Dans son cabinet, la douleur de ses patientes, elle, semble apaisée.
Ne pas fermer les yeux sur l’irrationnel, donc, mais veiller à ce que les traitements ne soient pas interrompus ou que les magnétiseurs ne demandent pas d’argent. Pour Daniel Serin, un médecin a pour mission d’accompagner les questionnements de ses patients, en les écoutant davantage, mais « celui qui chercherait à faire arrêter les traitements traditionnels mérite d’aller en prison ! »,s’emporte-t-il.
Le risque des dérives thérapeutiques
Car la frontière entre médecine complémentaire ou non conventionnelle et méthode alternative ou parallèle (la sémantique compte), avec risque de dérive thérapeutique voire sectaire, peut être ténue. La Miviluves définit ainsi la dérive sectaire par« un dévoiement de la liberté de pensée, d’opinion ou de religion qui porte atteinte aux droits fondamentaux, à la sécurité ou à l’intégrité des personnes, à l’ordre public,aux lois ou aux règlements. Elle se caractérise par la mise en œuvre, par un groupe organisé ou par un individu isolé, quelle que soit sa nature ou son activité, de pressions ou de techniques ayant pour but de créer, de maintenir ou d’exploiter chez une personne un état de sujétion psychologique ou physique, la privant d’une partie de son libre arbitre, avec des conséquences dommageables pour cette personne, son entourage ou pour la société ».
Pour Yann de Kerguénec, directeur du Conseil National de l’Ordre des Infirmiers, la « dérive thérapeutique devient sectaire lorsqu’elle essaie de faire adhérer le patient à une croyance, à un nouveau mode de pensée ».
Le dernier rapport de la Miviludes (2017) fait état de la très large représentation du monde de la santé dans le nombre de signalements : 46 % viennent des soignants, un chiffre qui ne « fait que croître ces dernières années », précise Serge Blisko. L’époque semble leur être favorable : « les théories du complot, les réseaux sociaux propices à la circulation d’informations non vérifiées, la mondialisation des échanges ont une forte tendance au développement de dérives dans le domaine de la santé et à la remise en cause des méthodes et techniques éprouvées scientifiquement »,estime Yann de Kerguénec.
La profession infirmière concernée
Si l’ensemble du corps médical est concerné, la profession infirmière « peut être particulièrement sujette aux dérives sectaires. L’infirmier est professionnellement proche de personnes malades et en état de faiblesse. Nous constatons que les infirmiers peuvent se laisser tenter par des méthodes insuffisamment éprouvées scientifiquement qu’ils adoptent dans leur approche holistique de la prise en charge des patients. Ce sont des dérives thérapeutiques que condamne le code de déontologie des infirmiersmais ce ne sont pas nécessairement toutes des dérives sectaires », précise le directeur de l’Ordre.
Ainsi, la plupart des cas de dérives dont est informé l’Ordre concernent des infirmiers exerçant dans le cadre de leur cabinet une activité parallèle. Les exemples ne manquent pas : Yann de Kerguénec évoque ainsi Mme S.O., infirmière en Midi-Pyrénées. « Cette infirmière se présentait sur ses imprimés professionnels et son site comme ‘’infirmière DE praticienne de santé holistique’’ proposant des traitements par la méthode de l’’’irrigation colonique’’ ou ‘’hydrothérapie du colon’’. Après mise en demeure, elle a retiré toute mention tendant à associer ou confondre ses deux activités. Cependant elle continue ses activités alors que cette méthode relèverait de l’exercice illégal de la médecine ».
Une autre infirmière, Mme C.P. propose de « libérer les blocages psychologiques qui empoisonnent le quotidien ». Sur son site, on peut lire cette présentation : « mon parcours professionnel m’a permis de côtoyer la maladie, la souffrance mais également la mort et les difficultés de l’accompagnement au mourant. Ce vécu, ainsi que mon expérience personnelle de la maladie m’ont conduite à m’interroger sur la pertinence d’un traitement médical si la cause en amont n’a pas été clairement identifiée, et elle aussi prise en charge ». Signalé par l’ARS, ce cas fait l’objet d’une mise en demeure par l’Ordre, précise son directeur.
« Les lieux de formation comme les IFSI sont aussi des cibles privilégiées », continue-t-il. En réaction, des derniers ont commencé à mettre en place des modules de formation pour sensibiliser aux questions de dérives sectaires, comme le précise le dernier rapport de la Miviludes. (plusieurs IFSI ont été contactés par mail mais n’ont pas répondu à notre demande d’interview, ndla)
Savoir réagir
En contact régulier avec la Miviludes, avec qui il a passé une convention en septembre 2015, l’Ordre a un rôle important à jouer. « D’abord, précise Yann de Kerguénec, l’Ordre dit la déontologie et veille au respect des dispositions législatives et réglementaires. La Miviludes nous signale très souvent, environ deux à trois fois par mois, des cas d’infirmiers faisant la promotion de techniques douteuses pouvant s’apparenter à des dérives sectaires. Nous vérifions leur inscription au tableau de l’ordre – car l’Ordre ne peut poursuivre devant les chambres disciplinaires que les inscrits- puis nous leur envoyons des mises en demeure et rappels à la loi’.
L’Ordre peut aussi poursuivre devant les chambres disciplinaires ces infirmiers qui manquent à la déontologie.« Nous ne l’avons cependant encore jamais fait car les infirmiers suivent les prescriptions qu’on leur fait dans nos mises en demeure. Nous avons cependant fait une fois modifier le contenu d’un site Internet qui présentait toutes les caractéristiques de la dérive sectaire en la rattachant aux soins infirmiers », éclaire Yann de Kerguénec.
Mais si la profession peut être parfois mise sur le banc des « accusés », elle est en première ligne pour détecter des risques de dérives sectaires. Comme le précisait une audition de décembre 2012 au Sénat, « Dérives thérapeutiques et dérives sectaires : la santé en danger », les infirmiers libéraux qui se rendent chez des malades sont les « témoins de situations dans lesquelles un patient est victime d’un mouvement à caractère sectaire ou de l’influence néfastes de personnes étrangères, y déclarait Karim Mameri, ancien secrétaire général de l’ONI. (…) Les infirmières puéricultrices qui exercent dans le domaine de la protection maternelle et infantile (PMI) ou les infirmières scolaires sont également susceptibles de détecter, chez les familles ou parmi les enfants, des signes d’emprise sectaire », de même celles qui exercent en Ehpad.
Audrey, infirmière dans un centre régional de lutte contre le cancer, se rappelle un cas particulièrement marquant, il y a deux ans. Un jeune homme, qui avait subi un cancer des testicules à seize ans, revient dans son service pour une rechute. « Cette fois, il avait développé un cancer polymétastasé et malheureusement plus aucune chance d’être guéri », raconte-t-elle. Au départ, il se montre réfractaire au moindre soin, « opposé à toute prise en charge, quelle qu’elle soit ».
Audrey découvre au fur et à mesure, que « ce jeune homme avait rencontré une femme qui se disait thérapeute et lui avait dit qu’elle pouvait soigner le cancer avec ses pierres et huiles. Il était tellement endoctriné par elle que c’était cette femme la personne de confiance et non ses parents ». La ‘’thérapeute’’ affirmait que « que nous ne faisions pas la promotion de cette technique pour des questions financières, car le cancer était devenu une marchandise ».
Devant le fait accompli, l’infirmière n’a d’autre choix que de s’adapter à la situation. Ainsi, « tous les soirs nous lui mettions ses huiles et cailloux sur le corps pour “calmer ses douleurs” et l’aider à “guérir”. Nous le faisions pour nous assurer sa confiance et coopération afin de pouvoir mettre des antalgiques et, au final, réussir à lui faire accepter une nouvelle ligne de chimiothérapie », précise l’infirmière. Mais « la discussion avec l’équipe était compliquée car beaucoup ne souhaitaient plus prendre le temps de la négociation, de l’écoute car c’était usant. Quand une infirmière gère neuf patients la journée et treize la nuit en oncologie palliative, prendre le temps à chaque soin de tout négocier n’est pas toujours possible ».
La fin de l’histoire est tragique. « Malheureusement les dégâts du cancer étant trop importants, après deux années sans autre traitement que des cailloux posés sur le corps, il a fini par décéder ». Le seul point « positif » de cette histoire est « qu’au moment où il est devenu moins vigilant et réactif nous avons pu mettre en place des soins d’accompagnements et faire en sorte qu’il parte de manière correcte, sans douleurs », se souvient encore Audrey.
Il n’y a pas eu de poursuite judiciaire, car le patient était désormais majeur. Audrey, qui espère ne jamais à devoir réaffronter une telle situation, très éprouvante, ne ferme pour autant pas la porte aux médecines alternatives, du moment « qu’elles sont pratiquées en accord avec la médecine traditionnelle et non contre elle, au détriment du patient ».
Delphine Bauer
Cet article est paru dans le numéro 29 d’ActuSoins Magazine (juin 2018)
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