Pour Claire*, l’électrochoc est survenu quinze jours plus tôt. Trois grammes d’alcool dans le sang, une dispute qui s’envenime avec son conjoint, « et j’ai pris deux barrettes de Lexomil. »Une impulsion, qui l’a conduite aux urgences. Il paraît aussi que vendredi j’ai failli me faire renverser par une voiture. Je ne m’en rappelle pas… », raconte-t-elle calmement. Cette patiente avait pourtant déjà été hospitalisée pour un sevrage éthylique. « Vous vouliez vraiment la faire cette première cure ? », s’enquiert Audrey Scholving, infirmière du service de médecine addictologique du centre hospitalier des quatre villes, à Sèvres (92).
Nous sommes « au troisième ». A l’étage des cures de désintoxication. Le lieu accueille une part importante d’alcooliques. Volontaires, les hospitalisations s’étalent sur deux à trois semaines. Susciter la motivation de ces malades à se soigner est un élément clef du soin.
Maladie multidimensionnelle
En consultation d’admission, Claire poursuit l’histoire de sa maladie, guidée par les questions de l’infirmière. Deux bouteilles de vin par jour, une consommation devenue problématique dès qu’elle a vécu seule, une aggravation au décès de son père, son travail d’aide-soignante de nuit, ses enfants… Audrey l’écoute avec empathie et attention.
Ce premier entretien infirmier dure près d’une heure. Il donne lieu à un large recueil de données. Objectif : comprendre toutes les dimensions de la maladie et de la personne – sociale, économique, toxicologique, psychologique, niveau de dépendance… – et les antécédents d’échec de sevrage.
Un bilan somatique complet comprend ECG, prise de sang, puis divers examens complémentaires au fil du séjour. Les comorbidités sont en effet fréquentes, de l’ordre de 200 maladies et atteintes diverses causées par l’alcool, selon l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM). On retrouve des complications hépatiques, ORL, cardio-vasculaires, des infections bucco-dentaires, des troubles cognitifs, de la dépression, des états psychotiques…, liste le docteur Samir Atroun. « La médecine addictologique est transversale, entre médecine interne et psychiatrie. Côté somatique, c’est notamment une médecine biologique car l’alcool et les autres drogues sont des toxiques. La prise en charge est aussi psycho-sociale et culturelle. »
Le séjour débute par une désintoxication physique, sous étroite surveillance. Elle dure trois à cinq jours. Le traitement par benzodiazépines – aux effets anticonvulsif, sédatif, anxiolytique… – est distribué toutes les quatre, voire trois heures. L’occasion pour les infirmières de réévaluer l’état des patients. Il est individualisé en fonction de leur consommation. Mais aussi à l’aide du score de Cushman : mesure des sueurs, des tremblements, de la tension artérielle… Peuvent s’y associer une réhydratation par perfusion et des vitamines B1, souvent détruites par l’alcool.
Face aux rechutes
Le sevrage psychologique sera beaucoup plus complexe. « C’est une pathologie chronique, lourde, à rechutes », souligne Pierre Mayeux, infirmier.De fait, plusieurs patients sont régulièrement réhospitalisés ici.Selon Jeanne, infirmière, « certains ne guériront jamais totalement. Nous les aidons à vivre au mieux avec la dépendance. »Selon l’Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT), le taux de rechute après un premier sevrage serait de 75 % en moyenne.
Outre le suivi médical et la psychothérapie individuels, divers outils sont proposés. En prévision de la sortie, chaque malade reçoit un carnet rempli de conseils préventifs. Ils y inscrivent aussi leurs propres astuces : que faire par exemple lorsqu’ils passeront devant une terrasse de café ou si quelqu’un leur propose un verre ? « Il faut que cela vienne des patients. Nous anticipons avec eux ces moments délicats », poursuit l’infirmière.
Des ateliers collectifs visent à rapprendre à vivre sans alcool : cuisine, cocktails sans alcool… Les aides-soignantes accompagnent à l’extérieur ceux qui souhaitent faire quelques courses. « A l’hôpital, ils sont dans un cocon. Alors cela les prépare à leur sortie : ils font face aux produits dans les rayons. On les observe, de loin, relate Monique. Ils se détendent et se confient aussi plus facilement car nous sortons en civil, sans blouse, il n’y a pas de barrière »La psychologue, enfin, encadre des groupes de parole.
Indispensables dans le soin, ces ateliers et activités thérapeutiques se révèlent peu fréquentés car l’intégration, pour certains patients, est complexe, observe Béatrice Delahaye. En cause notamment, l’angoisse, voire des traumatismes difficiles à gérer en public… « Il faut les faire aller doucement dedans. De plus, ce n’est pas parce que ces personnes sont là qu’elles ne sont pas dans le déni. Derrière, il y a souvent une pression du médecin généraliste, de la famille, du boulot,[voire une injonction de soins judiciaire, ndlr] », explique cette cadre de santé, qui envisage donc de développer la formation des infirmiers et aides-soignants aux « entretiens motivationnels ». Il s’agit d’entretiens non directifs visant à stimuler la motivation des malades à changer leur comportement.
Libérer la parole
Les écouteurs sur les oreilles, un patient ouvre sa porte à Jeanne. Chaque après-midi, elle vient au-devant des malades. La discussion dérive sur l’utilisation des journées. « Le plus long, c’est le dimanche, commente l’homme.
– « C’est vrai qu’il reste du temps à vivre, face à face, avec vous-même », acquiesce Jeanne.
– « Il faut apprendre à vivre avec le temps perdu, m’occuper… », répond-il.
L’infirmière referme doucement derrière elle. « Ces entretiens visent à libérer la parole. Les patients n’ont pas toujours le réflexe de nous appeler en cas d’angoisse. Ils boivent parce qu’ils ne savent pas demander de l’aide. Mais on ne peut pas non plus les forcer à parler. Il n’y a pas de recettes magiques. Il faut être là. »Jeanne poursuit ses visites. Les couloirs, presque déserts, ont pris une atmosphère feutrée. Elle bute sur plusieurs chambres vides. « Je me casse souvent le nez. L’après-midi, ils s’éparpillent un peu dans l’hôpital. Ils ont aussi beaucoup d’activités : sophrologie, art-thérapie… C’est un service où les patients sont mouvants… »
On retrouve la plupart dans la cour de l’hôpital. Installés sur des bancs au soleil, ils semblent former des groupes de parole improvisés. « Cela peut être bienfaisant… ou nuisible si quelqu’un transgresse, note Béatrice.Il est arrivé que des patients sortent chercher de l’alcool ou fassent venir de la drogue à notre insu. Nous sommes vigilants mais on base tout sur la confiance. Sur le plan éthique, on est sur le fil. » Avec une prise en charge si globale, enchaîne-t-elle, « on pourrait presque dire qu’il est aberrant d’avoir vingt-huit patients à l’étage, et sans pièce pour qu’ils prennent leurs repas ensemble. Ils pourraient aussi s’y réunir. Et cela nous aiderait à les surveiller davantage. »
Être présent, mais cadrer
« Audrey, on a besoin de toi au 18. » L’infirmière file rapidement. Des bribes d’échanges s’échappent de la chambre où une patiente fait une nouvelle crise convulsive. « Elle a 96 de pouls. » « Madame, je vous reprends la température, n’ayez pas peur »…La porte s’ouvre et se referme. « Elle est en « état de mal », intervient Béatrice. Il n’y avait rien au scanner hier. Mais il a pu y avoir une aggravation… »Elle sera emmenée par le Samu. L’établissement ne disposant plus de service de réanimation.
C’est une urgence classique en addictologie. « Tout est mis en œuvre pour éviter »cette complication du sevrage. « Mais on a pu aussi avoir une mauvaise information sur la consommation toxique de la patiente à l’admission, par anosognosie, honte ou oubli de sa part… Là, je suspecte qu’elle ait pris un truc, réfléchit Pierre : elle n’a pas d’antécédents de convulsions et elle reste semi comateuse. » Assurer sa mission de soignant, respecter l’autonomie des malades, contenir pour protéger… L’équilibre reste délicat.
Dans la salle de transmissions, Audrey et Brice, étudiant en soins infirmiers, lisent un dossier d’entrant. Vincent*, un patient, profite de la porte ouverte pour entrer. L’air un peu égaré, la voix heurtée, il s’installe carrément. « Quand ils sont demandeurs de dialogue, ils ont besoin que ce soit immédiat. De même qu’ils assouvissent de suite leurs pulsions d’alcool, expliquera Aude Parmentier. Cette infirmière travaille maintenant en hôpital de jour après trois ans passés « au troisième », où elle réalise encore une garde mensuelle. Les patients doivent savoir qu’ils auront toujours une oreille attentive. Mais il faut en cadrer certains, qui ont totalement perdu leurs repères et viennent nous voir pendant les transmissions ou lorsqu’on mange… »
Vincent parle maintenant de sa sortie, de son précédent sevrage ici… Au mur face à lui, un poème intitulé « Infirmiers qui êtes notre lumière ». Les patients ne sont pas faciles, mais reconnaissants.
*Les prénoms ont été changés
Emilie Lay
Cet article est paru dans le numéro 26 ActuSoins magazine
(Sept/Oct/Nov 2017).
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