Briser la barrière de la langue

Soigner une personne ne parlant pas ou peu français relève du défi. Mais des solutions existent, plus ou moins efficaces en fonction des situations : de la “débrouille” à l’interprétariat professionnel en passant par les outils de traduction numérique. Article paru dans le n°34 d'ActuSoins Magazine (septembre 2019).

Dans un centre d'accueil, de soins et d'orientation (CASO)

Dans un centre d'accueil, de soins et d'orientation (CASO) © Charlotte Gonzalez

« Bonjour, qu’est-ce qui vous amène ? », « Je vais vous faire une prise de sang », « Etes-vous vacciné »... Ces phrases sont prononcées au quotidien dans le cadre de l’activité d’un soignant.

Mais comment faire lorsque le patient ne parle pas ou peu le français ? Qu’il ne peut répondre aux questions, ni expliquer ses maux ou son historique de soins ? Comment lui expliquer un traitement ?...

Marion Verdaguer, infirmière aux urgences du CHU de Rennes vit cette situation plusieurs fois par nuit. Cela l’empêche de comprendre la situation du patient, l’urgence que nécessite son état et de poser un diagnostic... Elle a bien tenté d’utiliser les traducteurs type Google traduction en ligne mais « ils ne sont pas bons pour les termes médicaux », explique la jeune femme, également pompier volontaire.

Qu’à cela ne tienne, pour pallier cette difficulté d’incompréhension elle décide de développer un outil de traduction, à l’aide du concours d’internautes bénévoles et de traducteurs professionnels.


Le site Internet Tralelho, c’est son petit nom, naît en 2016. Il permet de traduire les 50 phrases les plus utilisées en santé, dans 117 langues et dialectes du monde, bientôt 450 avec le lancement de l’application.

Très simple d’utilisation, il suffit de se connecter au site, de choisir le pays du patient symbolisé par son drapeau. Le soignant fait alors lire au patient les questions qu’il souhaite lui poser. Au patient d’y répondre à l’aide de gestes, en montrant l’endroit qui le fait souffrir ou en hochant la tête...

Le système que l’infirmière et beaucoup d’autres professionnels de santé utilisent au quotidien est pratique dans les situations d’urgences ou durant la nuit quand les services d’interprètes ne sont pas disponibles.

Cela dit, « Tralelho n’a pas vocation à remplacer le recours à un interprète professionnel, prévient l’infirmière codeuse. C’est un outil complémentaire pour des situations où il faut aller vite et avancer sur un diagnostic ».

Dans la même logique, l’AP-HP a créé en 2010 un kit de communication non-verbale pour faire face à des situations d’urgence.

Medipicto se présente sous la forme de fiches mobiles sur lesquelles sont symbolisées à l’aide de pictogrammes les questions les plus courantes (Où avez-vous mal ?…), les précisions sur les symptômes ressentis (intensité de douleur, durée…) et les besoins (j’ai soif, j’ai froid…).

Créé avec l’aide d’associations de patients, il a été distribué dans tous les services d’urgences de France ainsi que dans tous les SAMU et SMUR. Depuis, il a été décliné en version numérique accessible sur medipicto.aphp.fr. 

Interprétariat professionnel

Un soignant et un patient doivent pouvoir communiquer dans la même langue pour qu'un diagnostic puisse être posé, puis pour faire adhérer le patient à un protocole de soins

Un soignant et un patient doivent pouvoir communiquer dans la même langue pour qu'un diagnostic puisse être posé, puis pour faire adhérer le patient à un protocole de soins. © Charlotte Gonzalez.

« L’interprétariat pour les soins c’est essentiel, soutient Aziz Tabouri, directeur de l’association Inter Services Migrants Interprétariat (ISM), un des plus importants services d’interprétariat médical français, qui a réalisé 290 300 traductions par voie téléphonique, 5 500 interventions en Ile-de-france et quelques centaines de traduction vidéo en 2018 dont un tiers concernent le domaine de la santé.

Un patient et un soignant doivent pouvoir communiquer dans la même langue pour qu’un diagnostic puisse être posé puis pour faire adhérer le patient à un protocole de soins. De cette manière il est possible de recueillir le consentement libre et éclairé d’un patient. L’interprétariat permet également de garantir la confidentialité, le secret médical, l’intimité et le bon diagnostic des patients ».

En France, l’interprétariat linguistique dans la santé s’est imposé dans la prise en charge de patients parlant peu ou pas français et atteints de maladies infectieuses, notamment le VIH et la tuberculose.

Mais son recours est très hétérogène, il s’est essentiellement développé dans le milieu hospitalier. Mais « certains hôpitaux y ont peu recours », observe Aziz Tabouri.

Coût ou économies ?

Deux freins majeurs expliquent cette tendance. D’une part, l’acceptation de la présence d’un tiers lors d’une consultation reste difficile. « C’est une vraie barrière pour les soignants », observe le Pr Marie-Rose Moro, pédopsychiatre, qui a ouvert la première consultation transculturelle de France à l’hôpital Avicennes de Bobigny.

D’autre part, dans un contexte de réduction des coûts dans les établissements de santé, l’interprétariat est considéré comme un coût supplémentaire et cher. Sauf que « faire une consultation avec un interprète sera beaucoup plus efficace que sans, explique le Dr Moro.

La consultation sera certes plus longue mais elle évitera les incompréhensions et donc les erreurs de diagnostic, la multiplication des consultations, les examens inutiles, les retards de prise en charge etc. Finalement, elle conduira à réaliser… des économies. « Supprimer l’interprétariat ne se justifie pas d’un point de vue économique », insiste-t-elle.

« L’intégration de l’interprétariat professionnel aux prestations de santé permettrait au long terme de réduire les dépenses de santé notamment s’il est associé aux activités de prévention », abonde Dr Houda Merimi de l’ONG Médecins du monde qui consacre un budget conséquent chaque année à l’interprétariat linguistique dans les Caso (Centres d'accueil de soins et d'orientations) et les missions hors les murs.  

Qualité des soins

L’association plaide d’ailleurs pour une généralisation du recours à cet outil pour les personnes étrangères allophones, y compris dans le secteur médical libéral, à l’aide d’une prise en charge par les caisses primaires d’Assurance-maladie.

« Cela permettrait aux personnes étrangères de mieux accéder à leurs droits et les rétablir dans le système de soins de droit commun, avec un médecin traitant notamment. L’interprétariat est un outil majeur de qualité de soins pour les personnes allophones », précise-t-elle.

Pour toutes ces raisons, les défenseurs de l’interprétariat insistent sur la nécessité de former les soignants à travailler avec des interprètes. « Il s’agit de faire comprendre de la nécessité d’introduire un interprète dans une consultation plutôt qu’avoir recours à une sœur, un ami, son enfant, un personnel de l’établissement de santé non interprète professionnel, ou l’homme de ménage dans certains cas », explique Marie-Rose Moro.

Bien que parlant la langue des patients reçus, ces interprètes de fortune n’ont pas de formation adéquate, ne connaissent pas forcément le vocabulaire médical et ne sont pas armés pour faire face à des situations de souffrance et de maladie. De leur côté, les patients peuvent se sentir gênés à l’idée d’évoquer certains problèmes devant ces personnes.

« Ces méthodes remettent en question la qualité d’une consultation. On ne sait pas toujours ce qui est traduit, on n’a pas idée des enjeux d’intérêts ou de pouvoir entre un membre de l’entourage et le patient et l’interprète n’étant pas professionnel, le jargon médical est parfois difficile à appréhender… », insiste Houda Merimi.

Néanmoins, certains établissements ont organisé ce système de « débrouille » avec la création d’un annuaire répertoriant les noms des personnels, les langues parlées et le numéro de poste auxquels les joindre. « Cela peut dépanner pour prendre rendez-vous, orienter vers le bon service mais c’est tout. Ce recours doit être occasionnel, prévient Aziz Tabouri, d’ISM Interprétariat. Ce n’est pas parce qu’on parle une langue qu’on est interprète ». Autrement dit, c’est un métier à part entière.

Un interprète médical va être fidèle aux propos tenus, au ton, au vocabulaire employé. Il va reproduire les hésitations, les éventuelles incohérences du patient. Et puis, parce qu’il est formé au monde de la santé, il va pouvoir expliquer, utiliser des périphrases pour faire comprendre des termes, des maladies ou des concepts pour lesquels il n’existe pas de mots dans certains dialectes ou que le patient ne connaît pas.

Différences culturelles

Mais une langue ce ne sont pas que des mots, c’est aussi une culture. Les différences de croyances, de perceptions de la maladie, l’existence de codes différents autour de la mort, ou encore de la douleur impactent la façon dont les patients expriment leurs symptômes.

La prise en compte de la culture est particulièrement importante en psychologie et psychiatrie notamment. C’est ce que fait le Pr Moro dans ses consultations transculturelles à l’hôpital Avicenne ou à Cochin où elle reçoit des enfants et des adolescents allophones qui ont été orientés dans son service après une première consultation en psychiatrie.

« La position transculturelle ne consiste pas à connaître toutes les cultures mais bien de savoir que les patients ont un savoir ». Et d’être dans une position d’écoute, sans jugement… « Si le patient pense que le diabète est lié à une question de transgression, il doit pouvoir partager cette conception des choses avec le soignant », donne-t-elle en exemple.

Dans le même esprit, une équipe de médiatrices culturelles officie à l’hôpital Debré. Elles parlent parfaitement le français et la langue des patients et elles connaissent également la culture du pays d’où ils sont originaires.

En plus de faire comprendre aux parents la maladie de leur enfant - ce qui dépasse largement la traduction et demande à s’adapter à la culture de la personne concernée - elles les accompagnent dans leurs démarches administratives à l’intérieur et à l’extérieur de l’hôpital, dans d’autres hôpitaux, au service social des mairies ou à la PMI par exemple.

Homme versus machine

Le numérique offre également des solutions, à l’instar de Tralelho ou de Traducmed, un outil développé par un médecin généraliste libéral qui énonce les phrases traduites dans 50 langues.

« Nous ne pouvons ignorer ces outils. Mais une machine ne remplacera pas l’homme, estime Aziz Tabouri d’ISM Interprétariat. Cela dit, ils peuvent être utiles pour des entretiens de premier niveau avec un médecin généraliste libéral par exemple ».

Ce qui inquiète le promoteur de l’interprétariat médical professionnel c’est plutôt l’arrivée d’acteurs d’interprétariat low cost, moins bien, voire pas formés au domaine de la santé, qui veulent profiter d’un effet d’aubaine.

Alexandra Luthereau

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Cet article est paru dans le n°34 d'ActuSoins Magazine (septembre-octobre-novembre 2019)

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Interprétariat, de la reconnaissance à la généralisation (article paru en 2019)

En 2016, la Loi de modernisation de notre système de santé a marqué un tournant en reconnaissant le recours à l’interprétariat médical professionnel pour garantir une bonne qualité de soins.

Cette reconnaissance a ensuite été renforcée en 2017 avec l’élaboration du référentiel de compétences et de formation en matière d’interprétariat linguistique en santé par la Haute autorité de santé (HAS).

L’organisme a également émis des recommandations pour un meilleur recours à cet outil. Enfin Agnès Buzyn, ministre de la Santé, a commandé à l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) un rapport, attendu en septembre 2019, pour pérenniser son recours. 

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