Covid-19 : L’éthique à l’épreuve

Alors que la crise sanitaire met en valeur l’importance des gestes techniques dans la prise en charge des patients gravement atteints par le Covid-19, des questions éthiques surgissent aussi à chaque étape des parcours de soin. Emmanuel Hirsch, professeur d’éthique médicale à l’université Paris-Saclay, nous éclaire sur les principes moraux sous-jacents au coronavirus.

Cet article est initialement paru dans le numéro 36 d'ActuSoins magazine (mars 2020). Il s'intègre à sa "Une" sur le Coronavirus (8 pages réservées aux abonnés). Pour s'abonner à ActuSoins Magazine (plus de 70 pages d'informations professionnelles, de reportages et d'enquêtes exclusives), c'est ICI. 

« Les algorithmes décisionnels utilisés ordinairement en réanimation pour déterminer si un patient peut bénéficier des soins critiques s’appliquent-ils à la situation actuelle ? Quelles seront les conséquences d’une décision de réanimer ou d’arrêter les soins si l’équipe médicale n’est pas convaincue du bien-fondé des choix ? A situation d’exception, éthique d’exception ? » Ces questionnements ne sont que quelques uns des exemples soulevés dans le document rédigé en urgence par l’Espace Ethique d’Ile-de-France sur « Les enjeux éthiques décisionnels en réanimation », destiné aux professionnels de santé.

Son directeur, Emmanuel Hirsch, est à la tête d’une équipe qui fournit des « fiches » abordant des thématiques liées à l’éthique au temps du coronavirus, comme « handicap et précarité » ou « Ehpad et domicile ». Force est de constater que les interrogations suscitées par la violence de la crise dépassent largement les enjeux de la « médecine de guerre », et la question du « triage » des malades.

« Nous apportons du soutien afin d’aider les soignants à prendre des décisions de plus en plus difficiles. Mais nous apportons un autre éclairage que celui de sociétés savantes, incluant les sciences humaines dans nos analyses »,précise Emmanuel Hirsch. Pour ce dernier, cette crise est « révélatrice des fragilités de notre monde globalisé »,tant sur le plan politique, avec une éventuelle tentation autoritaire, qu’au niveau diplomatique, financier etc.

L’éthique, finalement partout

La situation actuelle, pour lui, n’est malheureusement pas une surprise. « Nous avions beaucoup travaillé, en 2009 sur la pandémie grippale. Depuis, on s’attendait à une crise planétaire. Mais ce qui est sidérant pour nous, c’est que se qui se passe actuellement suit exactement nos prévisions, minute après minute ». Un air de déjà vu théorique mais d’inédit en pratique.

« Pendant des années, nous avons préparé le risque nucléaire, bactériologique, radiologique. Après les attentats, de la prévention a été réalisée jusque dans les écoles ». Face au risque épidémique, malheureusement, « l’être humain a du mal à anticiper ce qui est insoutenable », estime Emmanuel Hirsch, qui ajoute : « tant qu’on se prépare dans l’insouciance, on ne se prépare pas. » Et de rappeler combien Roselyne Bachelot avait du se justifier, devant une commission parlementaire, des « trop » grandes précautions qu’elle avait prises en 2009, face à H1N1, accusée d’avoir « amplifié les moyens de lutte ». « La différence entre 2009 et aujourd’hui, c’est que la tragédie est là, et qu’elle n’est qu’à ses débuts », ajoute-t-il.

Aujourd’hui, les soignants se retrouvent devant de multiples situations qui interrogent aussi bien leur expertise que leur humanité. « En procédures dégradées, explique-t-il, les services de soins palliatifs peuvent être amenés à modifier la stratégie habituelle d’accompagnement des patients sous sédation terminale et profonde. Les services de réanimation sont confrontés à des patients Covid+ qui auraient été ranimés en temps normal… Jours après jours, les soignants évoluent dans un contexte de pratiques dégradées, voire saturées. Dans ces conditions, ils doivent prendre des décisions rapides et renoncer à l’esprit du soin, à l’instar de la communication avec la famille et le malade, toutes ces étapes étant abrasées par des choix dramatiques à faire en urgence. »

Emmanuel Hirsch est intarissable sur les questions qui peuvent se poser au temps du coronavirus : faut-il les prioriser la guérison des professionnels de santé malades? Comment se satisfaire de décisions prises uniquement dans un contexte de contraintes et de limitations ? Comment continuer à devoir se livrer à des décisions abruptes dans les services palliatifs alors que personne n’avait envisagé une mort si rapide ? Comment gérer l’accompagnement en fin de vie sans les proches admis près des patients ?

Des conséquences à l’avenir

Et les conséquences seront durables. « On est actuellement dans le préférable, le moindre mal, avec des cumuls de décisions et non une décision difficile à prendre par jour ». Emmanuel Hirsch met en garde : « Des pratiques dégradées pendant deux ou trois jours, ce n’est pas la même chose que pendant des semaines ».

Face aux morts, « on fait actuellement une parenthèse sur les rituels mortuaires. Mais combien de deuils pathologiques cela va-t-il produire ? A la violence du drame se rajoute l’impossibilité de voir le défunt. Certains réfléchissent donc à filmer ou photographier les morts afin de fournir aux proches une représentation. Toutes ces questions se posent de façon concrète, cumulée et dans la durée. »

Pour les professionnels de la santé, « le choc est d’autant plus fort que la science fait des progrès considérables dans certains secteurs. Or là, ils se retrouvent dans une position d’impuissance ». A l’avenir, la question du financement de la recherche dans le domaine épidémique sera nécessairement reconsidérée.

Aux yeux d’Emmanuel Hirsch, il est clair que de nombreux professionnels de santé souffriront de stress post-traumatique. « Pour l’instant, ils tiennent grâce à leur environnement, soutenant et chaleureux. Mais pour combien de temps ? Les soignants ne sont pas que des soignants et des techniciens. La mort massive, ils n’y sont pas habitués. Eux aussi vont être fragilisés. » 

Delphine Bauer

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