Ukraine : les soignants au chevet des militaires traumatisés

Ukraine : les soignants au chevet des militaires traumatisés

Soumis à un conflit de haute intensité, de nombreux soldats ukrainiens souffrent de stress post-traumatique. Les structures pour prendre en charge les militaires traumatisés se sont multipliées. Une avancée importante, dans un pays où la santé mentale constitue encore un tabou.
Le Kyiv Rehab, centre de réhabilitation situé à la périphérie ouest de Kiev, prenden charge des dizaines de soldats blessés physiquement et psychologiquement par la guerre. ©Hugo Lautissier
Le Kyiv Rehab, centre de réhabilitation situé à la périphérie ouest de Kiev, prend en charge des dizaines de soldats blessés physiquement et psychologiquement par la guerre. ©Hugo Lautissier

Avant le 24 février 2022, Nazar étudiait à l’université de Sumy, une ville du nord de l’Ukraine. Aujourd’hui, il réapprend à marcher sur un tapis roulant médical. Au printemps dernier, cet Ukrainien de 20 ans engagé auprès des forces armées a été blessé à la tête par des impacts de missiles dans l’est du pays. Il souffre aujourd’hui d’une commotion cérébrale et doit réapprendre à coordonner ses mouvements, comme la marche, « il exerce son cerveau pour être capable de réutiliser ses jambes. Il va suivre des séances de kinésithérapie et le psychiatre de notre centre va le prendre en charge » explique le Dr Palamarchuk, médecin généraliste.

Nazar est pris en charge par le Kyiv Rehab, situé à la périphérie ouest de Kiev, dans un quartier éloigné de l’agitation de la ville. Dans ce centre de réhabilitation, le jeune patient fait partie des dizaines de soldats blessés physiquement mais aussi psychologiquement par la guerre. Au rez-de-chaussée, une équipe de physiothérapeutes aide ces anciens combattants, dont certains sont amputés, à retrouver l’usage de leur corps. Au premier étage, le Dr Maxim Kolesnichenko, psychiatre, suit les patients atteints de troubles psychiques : « Dans notre centre, les traitements physiques et psychiatriques sont indissociables », explique-t-il.

actusoins magazine journal pour les infirmières et infirmiersCet article a été publié dans le n°50 d’ActuSoins magazine (septembre-octobre-novembre 2023).

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Briser le mythe du héros

Dima fait partie de ces soldats. Il a été blessé à la main et suit une rééducation. Il aimerait pouvoir rapidement « retourner au combat ». ©Inès Gil
Dima fait partie de ces soldats. Il a été blessé à la main et suit une rééducation. Il aimerait pouvoir rapidement « retourner au combat ». ©Hugo Lautissier

Le 24 février 2022, la violence de l’invasion russe a provoqué une mobilisation massive en Ukraine. Du jour au lendemain, des milliers d’Ukrainiens sont passés du statut d’étudiant, de boulanger, d’artiste, de médecin ou d’ouvrier à celui de combattant. Pour eux, plus que pour des soldats professionnels, le choc a été inattendu, comme l’explique Evgeni, qui travaillait dans un magasin de la capitale avant l’invasion : « Je me suis porté volontaire les premiers jours, pour combattre dans les faubourgs de Kiev. Mais c’était trop difficile psychologiquement, je n’étais pas préparé. Je suis parti très tôt et je n’ai plus jamais combattu ».

L’Ukraine est devenue une société fortement militarisée. Les hommes de 18 à 60 ans ne peuvent pas quitter le pays sans autorisation spéciale et nombre d’Ukrainiens se sont engagés sur le front. Les chiffres officiels n’ont pas été communiqués, mais environ 100 000 soldats ukrainiens auraient été tués, mettant à rude épreuve la résistance psychologique des combattants.

Le mythe du héros inébranlable, défenseur de la patrie contre l’envahisseur russe, est aujourd’hui profondément ancré dans la société ukrainienne. Il fait oublier que certains soldats sortent des combats psychologiquement brisés. « Nous sommes là pour les aider à se reconstruire », explique le psychiatre du Kyiv Rehab Maxim Kolesnichenko. « J’étais déjà psychiatre lors de l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique. À l’époque, les soldats soviétiques ne savaient pas pourquoi ils se battaient, beaucoup d’entre eux en ont souffert sur le plan psychologique. Aujourd’hui, c’est différent, car ils défendent leur pays. Mais cela n’empêche pas les traumatismes. »

Les combattantes ukrainiennes, également considérées comme des héroïnes par la société, peuvent être particulièrement vulnérables, car le viol est utilisé comme une arme de guerre. Assistée d’une physiothérapeute, une patiente, Yulia, étire ses jambes sur une table de massage. « Elle combattait au début de l’invasion lorsqu’elle a été capturée. Elle est restée captive des Russes pendant huit mois, dans des conditions terribles », confie le psychiatre Kolesnichenko, la voix tremblante. « Pour ses exercices physiques, elle ne veut pas être touchée par un homme. Parallèlement, je discute régulièrement avec elle ». Dans la salle de consultation, une guitare est posée sur une table : « les traumatismes de Yulia sont profonds. Depuis qu’elle a commencé à jouer de la guitare, elle me parle plus facilement. » Les structures ukrainiennes comme le Kyiv Rehab qui proposent un accompagnement psychologique ou psychiatrique développent de plus en plus de méthodes liées à l’art thérapie, pour proposer une alternative aux solutions purement médicamenteuses.

« Sur le front, ils sont incapables de parler de leurs problèmes »

Nazar, un ukrainien de 19 ans engagé auprès des forces armées, a été blessé à la tête par des impacts de missiles. ©Hugo Lautissier
Nazar, un ukrainien de 19 ans engagé auprès des forces armées, a été blessé à la tête par des impacts de missiles. ©Hugo Lautissier

En Ukraine, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), 15 millions de personnes souffrent de troubles mentaux sur une population de quelque 36 millions d’habitants. Ces chiffres pourraient être beaucoup plus élevés pour les combattants. Selon le gouvernement ukrainien, plus de 60 % des soldats sont concernés par le stress post-traumatique. De nombreux combattants revenant du front ou de captivité souffrent de dépression, d’anxiété ou de commotions cérébrales causées par des blessures à la tête. Les cas d’addiction à l’alcool sont nombreux chez les anciens combattants. Quant aux violences domestiques, elles ont explosé sur les cinq premiers mois de l‘année 2023, avec une hausse de 51 % du nombre de cas selon la police ukrainienne.

Dans le centre de Kiev, le Veteran Hub a rouvert ses portes à la mi-février après presque un an de fermeture. L’association ukrainienne a été créée pendant la guerre du Donbass dans le but de soutenir le retour à la vie civile des anciens militaires, en leur apportant une aide psychologique et un soutien dans la recherche d’un emploi. Mais depuis l’invasion russe de février 2022, Veteran Hub a évolué. « Nous nous concentrons maintenant principalement sur l’aide psychologique aux soldats souffrant de stress post-traumatique, avec une prise en charge à court et moyen terme », explique Halyna Alomova, chargée de communication dans l’association.

Non loin de Lviv, à 500 km à l’ouest de Kiev, Sergei, amputé des deux jambes au début de la guerre du Donbass en 2014, retrouve une quinzaine d’autres vétérans blessés, dans un centre équestre spécialisé. ©Hugo Lautissier
Non loin de Lviv, à 500 km à l’ouest de Kiev, Sergei, amputé des deux jambes au début de la guerre du Donbass en 2014, retrouve une quinzaine d’autres vétérans blessés, dans un centre équestre spécialisé. ©Hugo Lautissier

« Dans ce contexte de phase de combat active, il est difficile de se projeter sur le long terme pour nos patients. » L’association emploie plusieurs psychologues qui accueillent des patients à Kiev et se déplace dans tout le pays sur demande des vétérans. Artem Denysov, co-directeur du centre, a lui-même combattu les premiers mois de l’invasion russe dans la région de Kiev : « sur le front, j’ai vu des hommes traumatisés. Ils sont incapables de parler de leurs problèmes, car ils voulaient prouver qu’ils étaient invincibles. Pour beaucoup d’entre eux, parler à un psychologue peut encore être perçu comme un signe de faiblesse. Mais avec la communauté de vétérans que nous avons suivie, il y a un effet bouche à oreille qui porte ses fruits. Les soldats demandent plus facilement de l’aide que par le passé. »

Nouveaux traitements

Les séances d’équithérapie permettent à Sergei d’apprendre à gérer son anxiété. ©Hugo Lautissier
Les séances d’équithérapie permettent à Sergei d’apprendre à gérer son anxiété. ©Hugo Lautissier

L’Ukraine n’a pas une longue tradition de prise en charge de la santé mentale, qui reste un sujet tabou. La psychiatrie punitive a longtemps été pratiquée par le régime soviétique, elle permettait de neutraliser des opposants politiques en les enfermant dans des hôpitaux après un diagnostic clinique fallacieux, « c’était une technique punitive. Aujourd’hui, certains Ukrainiens refusent encore de parler de leur santé mentale car ils associent la thérapie à un traitement violent », explique Evgenia Kalina, psychologue à Kiev. Bien que le pays soit en guerre depuis 2014 avec le conflit dans le Donbass, la réflexion sur le traitement des traumatismes de guerre a été tardive. Dans les hôpitaux ukrainiens, la priorité est encore souvent donnée aux traitements pharmacologiques, avec la prescription quasi systématique d’antidépresseurs.

Malgré ce retard, les structures proposant de nouvelles formes de soins se sont récemment multipliées, dans un pays en pleine mutation sociale. Elles font appel à l’art-thérapie, à la physiothérapie et à la zoothérapie, des techniques inspirées des pratiques développées aux États-Unis et en Israël auprès des soldats traumatisés.

Non loin de Lviv, à 500 kilomètres à l’ouest de Kiev, Sergei, amputé des deux jambes au début de la guerre du Donbass en 2014, escalade un muret avec l’aide de son ami Artem, qui le hisse sur un cheval. Le visage de Sergei, jusqu’alors fermé, change du tout au tout. Le centre équestre a ouvert ses portes en mai 2022, trois mois après l’invasion. Chaque dimanche, une quinzaine de vétérans blessés physiquement ou psychologiquement s’y retrouvent pour une séance de thérapie équestre, accompagnés par leur famille. « Le contact avec l’animal aide à guérir l’anxiété. C’est une forme de méditation », explique Natalia Sonechko, la psychologue responsable du centre, « ils reprennent le contrôle de leur corps et gagnent en confiance ». Sergei acquiesce : « Je suis blessé depuis longtemps, mais cela a toujours été très difficile psychologiquement. Depuis que je fais de l’équithérapie, j’ai repris confiance en moi. La connexion avec l’animal est un processus stimulant, cela me permet de faire le vide. » Les problèmes liés à la santé mentale engagent le pays dans un combat de longue haleine. Certains traumatismes peuvent resurgir des décennies après la fin d’un conflit.

Inès GIL

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Cet article a été publié dans ActuSoins Magazine n°50 septembre-octobre-novembre2023Actusoins magazine pour infirmière infirmier libéral
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