Le témoignage émouvant d’une infirmière en addictologie

Le témoignage émouvant d’une infirmière en addictologie

Cela fait cinq ans que Pascale Angelini travaille comme infirmière en Equipe de liaison et de soins en addictologie (Elsa) au Centre hospitalier intercommunal de Toulon. Son témoignage est émouvant. Elle le partage avec les lecteurs d'ActuSoins.
Le témoignage émouvant d’une infirmière en addictologie
©DR

Les Elsa qui existent depuis une quinzaine d’années uniquement au sein de centres hospitaliers disposant d’un service d’urgence, ont pour objectif d’aider les personnes atteintes d’addictions. Pascale Angelini s’occupe essentiellement des personnes ayant des problèmes d’alcool.

« Malheureusement, notre action peine à être reconnu dans l’établissement, regrette-t-elle. Certains soignants ont une image négative de ces patients. Le pire a été une fois d’entendre un soignant parler de “déchet” ou d’autres qui pensent que l’alcool est un choix de vie.»

L’objectif de l’Elsa est de diagnostiquer, orienter et accompagner le patient pour qu’il soit pris en charge. « Le matin, on regarde si on a des bons de prise en charge, et je me rends systématiquement aux urgences”, raconte-t-elle.

“C’est le lieu le plus difficile d’accès. Je ne suis pas sûre que tous les soignants aient repéré notre action, déplore-t-elle. Tous les patients sont à prendre en charge mais il est plus facile de soigner quand le patient est en demande. »

Les patients peuvent aussi appeler l’Elsa de l’extérieur. L’un des enjeux de cette équipe est d’utiliser les temps d’hospitalisation pour avancer. Parfois, les patients ne veulent pas la voir. « Pour certains c’est la rencontre attendue », explique-t-elle. Pascale Angelini ne les voit qu’une seule fois, en premier entretien, après c’est au médecin de décider de l’orientation.

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 Son témoignage :

« L’endroit on le connait… une chambre d’hôpital, un couloir des urgences, un bureau minuscule au deuxième étage. Pas si drôle finalement. Alors c’est la rencontre qu’il faut définir. C’est une rencontre avec un individu en crise, en mal être, en difficulté, en questionnement, en souffrance, en perte de repères. C’est une relation qui se joue dans un environnement matériel mais aussi culturel et social avec un certain nombre de règles, valeurs et représentations.

C’est une rencontre avec Paul 17 ans, amené par sa mère parce que ce jeune ado gauche et maladroit, mal dans sa peau est trop sur l’ordinateur à son gout, avec Cecilia, 40 ans qui vit du matin au soir depuis des années dans ses bouffées de cannabis pour étouffer ses angoisses de vie, d’envies…, avec Céline 45 ans amené aux urgences ivre morte parce que sa mère ne l’aime pas et qu’elle ne répondra pas plus à cet appel-là, désespéré cri d’amour qu’à tous ceux de son enfance.

Puis Éric 49 ans, SDF, homme intelligent, attachant avec une vraie vie avant… une femme, une fille…un boulot… puis la rupture sociale, familiale… Eric rencontré aux urgences et que par la suite, je suis allée chercher dans la rue, amené en soins, tiré, poussé, suivi, encouragé, que j’ai retrouvé aux urgences des dizaines de fois dans des états terribles, aux limites de la mort, qui me disait « t’inquiète pas je gère ».

Et ma colère sourde malgré les dizaines de cures, les rendez-vous, ma colère de ne rien pouvoir faire de plus, d’être arrivée à mes limites, aux siennes et de lui en vouloir. Et qu’un jour on m’appelle en me disant qu’il est mort… mort de cet alcool, confit, rongé par lui, incapable de s’en défaire.

Et puis aussi Pierre, Paul ou Jacques avec leurs consommations extrêmes de cannabis. 20 ans à vivre dans leurs vapeurs et qui se réveillant à 35 ans veulent arrêter sans arrêter.

Ou cette femme qui égarée dans sa solitude se gave de sucreries parce qu’après 40 ans de mariage son mari ne la voit plus et qu’elle vient juste parler de ça. Ou encore cet homme envoyé par sa femme et qui veut se rassurer sur ses apéros quotidiens.

500 rencontres par an, toutes uniques, toutes différentes.

Certaines rencontres dans des chambres d’hôpital. Rencontre non désirée par eux, qu’ils rejetteront parfois violemment, comme des rencontres impossibles, inavouables, enfermées dans le secret de leur alcool.

Et puis d’autres plus lumineuses, enfin la rencontre attendue, celle ou on peut parler de soi, enfin ! Comme une délivrance, le dépôt de sa souffrance.

Je les écoute alors me raconter leurs fractures, leurs angoisses, leur impuissance, leurs incapacités à, les enfances violées, les pertes irréparables, les deuils impossibles. Les marques indélébiles. Ils osent enfin dire, murmurer, crier, avouer l’indicible, la honte.

Raconter leur premier verre, et les autres alors qu’ils n’aiment même pas l’alcool, me disent certains, mais que l’ivresse qui explose la tête et fait oublier est bonne, dormir sous alcool, s’avilir sous alcool, s’oublier dans l’alcool, les vapeurs d’alcool, jusqu’à en être plus beau plus fort. Jusqu’à exister et sombrer.

J’écoute une histoire de plus… Une autre… La rencontre est unique, éphémère, courte et intense. Elle existe toujours puisque nous sommes là, même dans les rencontres impossibles. On s’est croisés, frôlés, je suis allée vers eux ou eux vers moi.

(…)

Je n’ai pas de marqueur dans mon entretien de satisfaction. Je ne sais pas ce que cet individu là deviendra, qu’il soit compliant ou pas. Mais je cherche vite à comprendre, à rassurer, à dédramatiser. Je ne suis ni censeur, ni juge, ni moraliste. J’ai un adulte en face de moi qui a ouvert une parenthèse dans sa vie. La fermera-t-il ?

Je leur demande comment je peux les aider. Je leur explique les outils en ma possession. Je suis une prestataire de service d’une équipe de liaisons et de soins en addictologie. Je propose dans ma maigre palette de solutions institutionnelles. Je crois en l’unicité et au potentiel de changement, à l’individu en face de moi.

J’ai peu de temps pour ouvrir une brèche « d’autre chose » dans ces cerveaux embrumés, ces histoires brisées, ces vies arrêtées, dans ces corps en souffrance, abimés par les effets de l’alcool ou d’autres substances ?

Qu’en est-il de cette rencontre ? Dans cet évènement où on se scrute, on se juge ou on met en commun ? Quelle confiance accorder à l’autre ? Quelle empathie ? Cette capacité cognitive de prendre la perspective subjective de l’autre personne sans confusion avec ses propres affects ?

Trouver la bonne distance pour être efficace. Celle qui permet de tenir la souffrance à un niveau permettant de travailler avec elle. Cette distance qui dépend de ce que je suis personnellement et professionnellement, dans mon histoire mon fonctionnement et mes principes ?

Etre toujours dans l’intention juste, c’est-à-dire avec la volonté de trouver un équilibre entre ce que je peux lui apporter en tant que soignant et qu’il est en mesure d’attendre en tant que soigné ?

Inspirer la confiance. Ce ferment de la relation de soin.

[…]

Alors, parce que même si je n’ai pas pu avec un Éric, un Paul ou un Jacques, même si la rencontre n’a été que frôlement stérile avec d’autres, même si parfois je me laisse emporter par mon impuissance, ma colère contre la raideur institutionnelle, le manque de moyens, ou autre , même si souvent je me questionne sur ce que je suis en tant que soignante, même si je ne saurai jamais ce que c’est qu’être l’autre et qu’il reste toujours que notre véritable unicité nous sépare…

J’essaye de ne jamais oublier « que la vie à son meilleur est un processus fluide et changeant en lequel rien n’est fixé » et que « l’individu possède en lui-même des ressources considérables pour se comprendre, se percevoir différemment, changer ses attitudes fondamentales et son comportement vis-à-vis de lui-même ».

Et que mon humble rôle de soignante, c’est de l’aider à y parvenir et prendre soin de lui. »

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Témoignage de Pascale Angelini présenté par Laure Martin

 

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