En Suède, face aux violences sexuelles, des urgences pour tous

En Suède, face aux violences sexuelles, des urgences pour tous

Vanja Pilotti est infirmière aux urgences pour victimes de violences sexuelles à l'Hôpital Sud de Stockholm. Une unité unique en Suède, où toutes les victimes sont accueillies sans distinction. Article paru dans le n°28 d'ActuSoins Magazine (mars 2018). 
Vanja Pilotti, infirmière aux urgences pour victimes de violences sexuelles à l'hôpital Sud de Stockholm
Vanja Pilotti, infirmière aux urgences pour victimes de violences sexuelles à l’hôpital Sud de Stockholm. © Juliette Robert

Ce matin de printemps, à Stockholm, c’est dans un lieu très familier que nous accueille l’infirmière Vanja Pilotti. “Je suis née entre ces murs”, sourit-elle : ceux du Södersjukhuset, l’hôpital Sud de la capitale suédoise, siège du plus grand service d’urgences de Scandinavie (90 000 visites par an).

À sa naissance, il y a vingt-huit ans, le service dans lequel elle travaille aujourd’hui n’existait pas encore. Créé en 2005, il est unique en Suède.C’est en effet la seule unité du pays exclusivement réservée aux victimes de violences sexuelles. Chaque année, quelque 700 patients y sont accueillis. “Ces urgences sont ouvertes à tous, à deux conditions : la personne doit être âgée de treize ans ou plus, et venir pour des violences subies dans le mois précédent sa visite”, précise Vanja Pilotti.

Longtemps, cependant, une troisième condition a encadré la prise en charge : seules les femmes étaient en effet admises. Les autres victimes n’avaient alors plus qu’une option… : les urgences tout court. Peut-on seulement imaginer une victime de viol devoir se présenter et exposer sa détresse aux urgences classiques, au milieu des poignets cassés et des crises cardiaques ? Ce n’est pas possible. Ces victimes ont besoin d’un lieu fait pour elles”, souligne cette jeune infirmière.

Prendre en charge les victimes masculines

Constatant ce manque, la région de Stockholm a donc voté en 2014 un projet de clinique dédiée aux seules victimes masculines. Pour raisons budgétaires, il aura finalement été décidé de confier cette mission a l’unité préexistante, ayant largement fait ses preuves, au sein du Södersjukhuset. Et de le rendre accessible à tous. Un an plus tard, en octobre 2015, il ouvrait enfin ses portes auxhommes et personnes transsexuelles.

De l’écoute à l’examen médico-légal

service des urgences pour victimes de violences sexuelles est abrité au sein de l'hôpital Sud de Stockholm
Le service des urgences pour victimes de violences sexuelles est abrité au sein de l’hôpital Sud de Stockholm. © Juliette Robert.

Vanja Pilotti, elle, est arrivée en 2016. Son rôle est clé. “En tant qu’infirmière, je suis la première personne qu’ils rencontrent. Je les écoute, et je détaille ce que nous pouvons faire pour eux : soutien psychologique, traitement de la douleur, dépistage et traitement d’urgence des maladies et infections sexuellement transmissibles (MST et IST), contraception pour les femmes, vaccination (hépatite B), examen médico-légal, … Ensuite nous décidons ensemble de la prise en charge”.

“Ici, nous prenons le temps. Les patients restent en moyenne deux heures avec nous. Cela nous permet d’entrer réellement en contact avec eux, de beaucoup parler. C’est humainement précieux, et un vrai luxe dans ce métier”, ajoute-t-elle.

Un métier que Vanja Pilotti aime, mais duquel elle aurait bien pu passer à côté. Plus jeune, la jeune femme ne s’était en effet jamais imaginée en blouse blanche.

Heureusement, quelqu’un s’en est chargé pour elle. Nous sommes en 2007. Au lendemain du bac, Vanja s’est dégoté un job dans un supermarché de Stockholm, le temps de mieux cerner ce qu’elle veut pour la suite. Or c’est là, entre les rayons, qu’elle trouvera finalement sa voix. Au terme d’une drôle d’anecdote en trois actes : le soudain malaise d’un client, d’abord ; elle qui se précipite, ensuite, et le prend en charge avec sang froid ; sa collègue, enfin, éberluée par son savoir-faire, qui s’exclame : “Vanja, ta place n’est pas ici… elle est à l’hôpital !” Les dés étaient jetés.

La jeune femme s’inscrit à l’université d’Uppsala, à 70 km au nord de Stockholm, pour un cursus de trois ans. “Théorie et pratique sont mêlées dès le départ. On teste et on se forme dans de nombreux services”. Elle enchaîne ainsi soins aux personnes âgées dans une maison de repos, stage en maladies infectieuses, en chirurgie, en psychiatrie, et en gynécologie. En Suède, au terme de leurs trois ans d’étude, les néo-infirmiers peuvent choisir d’exercer ou de poursuivre par une spécialité, d’un an à un an et demi : sage-femme, soins intensifs ou ambulancier.

L’embauche favorisée par la pénurie

Vanja se met à travailler, et à vadrouiller. En 2012, elle postule au Södersjukhuset. “En Suède, il y a pénurie d’infirmières. Trouver un poste est facile : vous postulez et on vous demande si vous pouvez commencer le lendemain“. Premier poste en chirurgie digestive. “C’était très stressant mais passionnant, car très varié”. Elle y reste un an, puis direction le service maladies infectieuses, pour six mois. “J’ai rapidement fui un management toxique…”.Elle fait alors ses valises, direction … la Norvège, et Tromsø, ville de 70 000 habitants tout au nord du pays, bien au delà du cercle polaire.

“C’est assez courant pour les infirmiers suédois d’aller travailler quelques temps en Norvège, raconte-t-elle. Les salaires y sont très élevés, on peut travailler en suédois car nos deux langues sont proches, et puis c’est dépaysant !”Pendant huit mois, elle profite donc d’une équipe cosmopolite (ses collègues sont danois, norvégiens, finlandais, etc.) et des charmes du grand nord : fjords d’un bleu glacé, paysages de toundra, et jours sans nuit l’été.

Une parenthèse nordique avant un retour à Stockholm, sa ville natale, où elle aimerait s’ancrer dans la durée. Encore une fois, le grand hôpital Sud a sa préférence. Et ce jeune service de prise en charge de victimes l’intéresse. Et encore une fois, ce fut aisé. “J’ai postulé, ils m’ont pris”.

De fait, les besoins sont importants. Le service est ouvert 24 heures/24 et 7 jours/7, et les infirmières sont en premières lignes. Elles sont deux à trois à l’animer la journée (pour un médecin). Les soirs, nuits et week-ends, le personnel est volant, détaché d’autres services, notamment celui de gynécologie.

Hommes et victimes : des patients pas comme les autres

Eu égard au profil des patients, leur rôle dépasse ici le seul cadre des soins. “L’une de nos missions est de documenter les violences et collecter les preuves, notamment les traces d’ADN de l’agresseur, au cas où la victime voudrait porter plainte”, explique Vanja Pilotti. “Le cas échéant, nous travaillons main dans la main avec la police”. Les infirmières se chargent des relevés externes (épiderme, ongles, etc.) et les médecins des examens impliquant un prélèvement interne, vaginal ou anal.

L’arrivée de patients hommes a quelque peu bousculé les habitudes et la routine du service. D’abord, parce qu’ils ne sont pas des victimes tout à fait comme les autres. “Les hommes n’appellent pas à l’aide. La barrière psychologique et symbolique est encore plus haute que pour les femmes. Côté symptômes, l’état de choc est le même, mais le sentiment de honte et de culpabilité est plus fort encore”,explique ainsi Anna Tiihonen Möller, médecin gynécologue et directrice du service. “Dans l’imaginaire collectif, un homme ne peut pas être victime de viol. L’examen médical est donc plus tabou. En tant que femmes, nous sommes habituées à aller chez le gynéco, écarter les cuisses sur une table d’examen. Un homme non”, complète Vanja Pilotti.

Une formation spécifique

Il a donc fallu se former. “Le personnel est allé prendre des cours à l’Institut Karolinska (la prestigieuse université de médecine de Stockholm, ndlr), notamment sur la sexualité LGBTQ (lesbienne, gay, bisexuelle, transgenre, transsexuelle ou queer) et l’examen clinique. Les infirmières ont d’ailleurs été bien plus assidues que leurs collègues médecins…”,se souvient la cheffe de service.

“Nous nous formons en continu, poursuit Vanja Pilotti. Il y a un mois, par exemple, un sexologue-psychologue est venu nous parler genre et sexualité”.En 2016, parmi les 700 patients, 38 étaient des hommes (tous, sauf un, agressés par d’autres hommes).

Vanja Pilotti partage son temps entre ce service et les urgences gynécologiques. “Deux semaines dans le premier, de jour, puis deux semaines de nuits partagées entre les deux services”,résume-t-elle. Pour une moyenne de 38 heures hebdomadaires et un salaire de 35 00 couronnes mensuelles (environ 3 500 €). Ici, elle a trouvé son équilibre : “Le flux tendu des urgences pour l’adrénaline, et le service d’aide aux victimes pour l’humain”.Elle n’a donc pas, pour l’heure, prévu de refaire ses valises.

Benjamin Leclercq

Silence des victimes et paroles des soignants

Pour Julia Matthis, représentante de Hopp, une association suédoise d’aide aux hommes victimes de violences sexuelles, la formation des soignants à la détection des victimes est une absolue nécessité. A fortiori pour les victimes hommes. “En général, ils ne trouvent pas les mots. L’enjeu est alors de deviner que, derrière ce silence, peut se cacher une souffrance de ce type”.

La parole du soignant est aussi clé dans la reconnaissance du statut de victime. “Il doit être capable d’énoncer les choses clairement, il doit savoir prononcer le mot ‘viol’. Cela crédibilise la victime, elle se sent prise au sérieux et comprise”. Or ce n’est pas toujours le cas. “J’ai parmi mes patients des personnes qui sont allées jusqu’en salle d’attente, chercher de l’aide, mais en sont reparti faute d’avoir su trouver les mots et un interlocuteur capable de déceler la raison de leur présence.”

Actusoins magazine pour infirmière infirmier libéralCet article est paru dans le numéro 28 d’ActuSoins Magazine (mars 2018)

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