Le développement des « compétences non techniques »

Dans le domaine du soin, l’intégration des facteurs humains et organisationnels peut améliorer la qualité de prise en charge des patients, leur sécurité et la performance globale du système de soin. Comment les prendre en compte ? Que nous apprend l’expérience de l’aéronautique ?

Les facteurs humains regroupent les disciplines en lien avec les caractéristiques physiques et cognitives des personnes ainsi que les facteurs organisationnels et les relations sociales qui les lient. Les spécialistes de cette discipline sont les ergonomes mais aussi les sociologues, les psychologues et tous les experts des sciences humaines.

Malgré de nombreux progrès techniques en médecine de pointe, ces aspects sont encore trop peu considérés. La prise en charge des patients au bloc opératoire reste par exemple une activité à risque. Le cas de Elaine Bromiley est particulièrement parlant.

Le cas de Elaine Bromiley : « Just a routine experience » (1)

Elaine Bromiley est une patiente de trente-sept ans, décédée en 2005 suite à une intervention de routine sur les sinus, dans un hôpital britannique. Face à une situation d’intubation difficile et dans l’impossibilité de contrôler les voies aériennes de la patiente, l’anesthésiste s’est obstiné au delà du raisonnable pour l’intuber alors que la bonne stratégie aurait été de pratiquer une trachéotomie en urgence. Elle est décédée quelques jours plus tard des conséquences neurologiques liées à l’hypoxie.

Que s’est-il passé, alors que l’anesthésiste et les infirmières étaient expérimentés et en nombre suffisant ? Son mari, Martin Bromiley, est pilote de ligne. Pour répondre à cette question, il a fait mener une enquête indépendante, sur le modèle de ce qui existe dans le domaine de l’aérien.

L’expert anesthésiste qui a mené cette étude a conclu qu’il n’y avait pas eu de mise en défaut des compétences techniques ou des connaissances de l’équipe. Par contre, il a relevé des dysfonctionnements relevant du travail en équipe, de la bonne gestion de la communication ou encore de la prise de leadership (2). Ceci relève de ce que l’on regroupe sous le terme « compétences non techniques » ou CNT (3). Pour Martin Bromiley cette notion est familière puisque depuis les années quatrevingt, les compagnies aériennes les ont identifié comme étant des « causes profondes » dans différents accidents, comme celui de Tenerife (voir encadré ci-dessous).

Martin Bromiley a notamment recherché un groupe national d’experts en facteurs humains capables de conseiller les établissements de soin dans ce domaine et a réalisé qu’un tel groupe n’existait pas. En outre, très peu de formations sont fournies aux professionnels de santé dans le domaine des CNT, contrairement à ce qui existe dans d’autres industries à risque comme l’aviation. Il a entrepris de remédier à ce manque et a fondé en 2007 le premier groupe de spécialistes en facteur humain dans le domaine du soin (4).

La catastrophe de Tenerife en 1977 reste à ce jour l’accident le plus meurtrier de l’aviation commerciale avec 583 morts. L’enquête a démontré que cette collision entre deux avions de ligne était en partie due à un défaut de communication entre l’équipage et les contrôleurs aériens ainsi que des problèmes de coordination d’équipe, de prise de décision, de fatigue et de leadership. L’existence d’autres facteurs participatifs que les défaillances techniques ont alors été mis en lumière et une réflexion dans le domaine du facteur humain en sécurité aérienne a été initiée.

Depuis quarante ans, ces aspects non techniques de la sécurité ont été identifiés et sont intégrés de façon obligatoire dans la formation des équipages dans le cadre des CRM (Crew Ressources Management). Ces « compétences cognitives et sociales » des membres d’équipage ne sont pas directement reliées au contrôle de l’appareil, à la gestion des systèmes et aux procédures opérationnelles.

Les compétences non techniques (CNT)

Les CNT sont définies comme les « compétences cognitives et sociales qui contribuent à mener une tâche de façon efficace. Elles incluent ce qui relève de la gestion de tâche, du travail d’équipe, de la prise de décision, de la conscience de la situation de la communication. Elles impliquent de gérer son niveau de stress et de fatigue ». Martin Bromiley illustre ces compétences en citant l’exemple d’un joueur de football. Un footballeur peut être très bon techniquement, avec une exceptionnelle précision de tir, mais avoir des difficultés à jouer en équipe. S’il ne sait pas communiquer efficacement avec ses coéquipiers, maintenir une conscience du jeu et anticiper les actions, alors son excellence technique ne servira à rien à l’équipe. Le risque est de perdre le match.

Dans le milieu médical, ces réflexions sont très récentes. Le domaine de l’anesthésie a été un des premiers à mener une analyse des CNT. Ces dernières ont été décrites par Rhona Flin, psychologue (5), comme « une combinaison de savoirs cognitifs, sociaux, et des ressources personnelles complémentaires des savoir-faire procéduraux qui contribuent à une performance efficiente et sûre ». Une taxonomie a été conçue pour les anesthésistes, les « anesthesist non technical skils » (ANTS).

Il faut préciser que ces CNT sont génériques et peuvent être mobilisées dans différentes situations comme les prises en charge d’une urgence en équipe, au bloc opératoire mais également au déchoquage, en SMUR ou encore lors d’une réanimation en service d’hospitalisation.

Prenons l’exemple d’une césarienne réalisée en urgence. Pour faire naître cet enfant en bonne santé, l’obstétricien devra maîtriser la réalisation technique de l’intervention. Il devra également prendre des décisions efficaces, hiérarchiser ses tâches et celle de son équipe, rester conscient de ce qui se passe autour de lui (IBODE, équipe d’anesthésie), interagir efficacement avec le reste de l’équipe.

Par la mobilisation de ses CNT, il pourra réaliser cet acte hautement technique en toute sécurité.

La grille ANTS

Le développement des « compétences non techniques »

Les Compétences Non Techniques (d’après Flin & Maran, 2015)

Rhona Flin détaille six grands domaines des ANTS qui se déclinent en sous-compétences et comportements (6). Il s’agit de la gestion de tâche, le travail en équipe, la conscience de la situation et la prise de décision. Il est courant d’y rajouter la gestion de la fatigue et du stress (voir illustration ci-contre).

La gestion de tâche

La gestion de tâche reflète comment un groupe est capable de distribuer les rôles et les responsabilités de ses membres vers un but commun. Pour que cela soit efficace, ces rôles doivent être clairement énoncés tout en favorisant la coopération. Chacun doit considérer les besoins des autres afin d’agir en équipe.

Le travail d’équipe

La qualité du travail d’équipe, élément clef de la sécurité des patients, passe par différents aspects :

  • une bonne coordination des actions des membres d’un groupe ;
  • une communication de qualité, dans le calme. Les messages doivent être clairs et concis. En situation d’urgence, le destinataire d’un message doit répéter les éléments importants de ce message, afin de vérifier qu’il a bien été compris. C’est la technique du collationnement, inspiré des contrôleurs aériens ;
  • une prise de leadership efficace en situation critique, contrebalancée par le followership. Une personne est désignée pour prendre en charge la direction des opérations et distribue les tâches à réaliser. Elle doit savoir évaluer les compétences des autres membres du groupe et ces derniers doivent y adhérer ;
  • une attitude bienveillante dans les échanges, lors des négociations et des résolutions de conflits, avec une communication non violente.

La « conscience de la situation »

La « conscience de la situation » s’intéresse à la dynamique de l’environnement et se décline en trois étapes cognitives : le recueil des informations, leur compréhension puis leur interprétation dans l’anticipation.

Citons en exemple une surveillance peropératoire en anesthésie, chez un patient intubé-ventilé. La collecte des éléments de monitorage des fonctions vitales du patient (tension artérielle, fréquence cardiaque, saturation en O2, ECG, capnographie…), couplée à l’observation clinique, va permettre de construire une « conscience ce la situation » de qualité chez la personne en charge de cette surveillance (IADE (7) ou MAR (8)). Ceci lui permet d’anticiper l’évolution de l’état du patient. Si la situation se dégrade, cette prise d’information et leur analyse en temps réel permettra d’adapter rapidement la prise en charge. C’est cette projection qui va permettre de mobiliser précocement les ressources pour garantir la sécurité du patient.

La prise de décision.

La prise de décision est le processus cognitif permettant d’identifier les options disponibles et de choisir l’action à entreprendre pour répondre aux besoins d’une situation donnée. Elle implique plusieurs systèmes de pensées, des plus intuitifs aux plus analytiques, afin d’évaluer les bénéfices et risques de chaque option.

La qualité de la prise de décision est particulièrement sensible aux contraintes de pression temporelle et peut être dégradée en situation de fatigue, de stress ou de surcharge de travail.

La gestion de la fatigue

Les équipes soignantes travaillent pendant de longues plages horaires, en situation de privation de sommeil, en horaires décalés. La fatigue est un élément crucial de leur métier. Elle est un élément explicatif connu dans l’occurrence d’accidents industriels. Une des clefs est de savoir détecter ses propres signes de fatigue et être conscient de la dégradation de ses performances. Elle a un effet particulièrement délétère sur la qualité de la prise de décision et la capacité à résoudre des conflits.

En aéronautique, les équipages fatigués n’hésitent pas à adapter leurs comportements en multipliant les contrôles croisés. Nous pouvons nous inspirer de ces stratégies en faisant systématiquement vérifier un calcul de dose ou une dilution par un collègue lors des rotations de nuits, si nous en ressentons le besoin.

La gestion du stress

Le stress aigu, déclenché dans une situation d’urgence, peut être un élément d’amélioration de nos performances quand notre système adaptatif n’est pas dépassé. Mais comme la fatigue, il dégrade nos capacités cognitives si nos ressources personnelles sont insuffisantes pour y faire face. Le travail d’équipe peut alors participer à minorer ce stress.

Le « crew resource management » : enseigner le « facteur humain »

Aujourd’hui, les CNT restent très peu enseignées en formation initiale des professions médicales et paramédicales qui sont majoritairement tournées vers l’apport de connaissances théoriques et de compétences techniques. Pourtant, l’équipe de Rhona Flin rapporte une forte corrélation entre une mauvaise mobilisation des CNT et l’occurrence d’événements indésirables liés à des erreurs humaines.

Dès le début des années quatre-vingt, la NASA a soulevé l’importance de former les pilotes à la gestion des ressources pour apporter des solutions aux problèmes liés aux facteurs humains. La compagnie United Airlines a été la première compagnie à développer des formations au crew resource management (CRM), désormais obligatoires pour les pilotes aux États-Unis et en Europe. Le monde du soin doit s’inspirer de cette dynamique. Les soignants devraient pouvoir accéder à des cours magistraux sur le facteur humain et les CNT ainsi qu’à des séances de simulation des situations d’urgence (arrêt cardio-respiratoire, hémorragie massive, prise en charge de l’AVC…). Le débriefing de ces séances de simulation devra être orienté sous l’angle des CNT et mené par des experts du domaine.

Le CRM comme prochaine grande innovation dans le soin ?

Au cours des dernières années, le monde du soin a réalisé de considérables progrès technologiques. Malgré ces avancées, l’erreur médicale reste au centre des préoccupations. En 2016, une étude a estimé à plus de 400 000 le nombre de décès imputables à des événements indésirables graves (9) aux États-Unis. Ces données sont sans doute comparables dans la plupart des pays industrialisés, incluant la France. Ces chiffres alarmants illustrent la place centrale à donner au « facteur humain » dans la compréhension des accidents. L’amélioration du travail en équipe est un outil extrêmement puissant pour rattraper un grand nombre de ces erreurs.

Le monde du soin doit prendre de la distance vis à vis de sa culture de l’excellence individuelle. La sécurisation des pratiques ne pourra être que collective. L’excellence passe par l’acceptation de la non-fiabilité humaine et donc la nécessité de développer des techniques de compensation de cette non-fiabilité.

Véronique NORMIER-CALHOUN
IADE et Ergonome,
Membre de l'Association Facteur Humain en Santé

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actusoins magazine pour infirmière infirmier libéralCet article est paru dans le n°37 d'ActuSoins Magazine (juin - juillet - août 2020). 

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Pour aller plus loin :

  • Vidéos sur la chaîne YouTube « Les enfants du facteur » de l’association Facteur Humain en Santé - https://www. youtube.com/watch?v=9nJnD62yTLA/
  • R. Flin, P. O’Connor Safety at the Sharp End, A Guide to Non-Technical Skills 1ere Edition, en 2008, eBook en 201

(1) Cf vidéo YouTube https://www.youtube.com/watch?v=JzlvgtPIof4/
(2) Bromiley, M (2008) Have you ever made a mistake ? Bulletin of the Royal College of Anaesthetists, March 1, 2009
(3) En anglais : « Non Technical Skills » ou NTS
(4) www.chfg.org
(5) Flin & Maran (2015) Basic concepts for crew resource management and non-technical skills. Best Pract Res Clin Anaesthesiol. 2015 Mar;29(1):27-39.
(6) Safety at the Sharp End : A Guide to Non-Techical Skills, Rhona Flin. 2013. Editeur : Ashgate
(7) IADE : Infirmier Anesthésiste Diplômé d’Etat
(8) MAR : Médecin Anesthésiste Réanimateur
(9) M. Makary & M. Daniel Medical error – the third leading cause of death in the US British Medical Journal 353 :i2139, 2016

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