L’hôpital de Cerdagne au delà des frontières culturelles

L’hôpital de Cerdagne au delà des frontières culturelles

L’hôpital de Cerdagne est le premier hôpital transfrontalier d’Europe. Inauguré en septembre 2014 à Puigcerdà, dans les Pyrénées espagnoles, il couvre une population de 32 000 habitants sur 53 communes, dont 36 en France, dans le Capcir, véritable « désert médical » à l'ouest des Pyrénées-Orientales. Logiquement, les infirmiers sont Espagnols et Français, pour accueillir une patientèle franco-espagnole. Dans des conditions forcément singulières.
hôpital de Cerdagne le premier hôpital transfrontalier européen à Puigcerda, à la frontière franco-espagnole
Le premier hôpital transfrontalier européen à Puigcerda, à la frontière franco-espagnole. © Francis Matéo

L’hôpital de Cerdagne a été distingué en 2016 par le prix Building Europe Across Borders, octroyé par la Communauté Européenne pour récompenser une initiative transfrontalière. Une distinction singulière pour un établissement hospitalier unique et exemplaire.

Un hôpital binational à cheval sur deux pays, deux cultures, deux langues (et même trois, puisque le catalan et le castillan sont langues officielles en Catalogne), et deux administrations co-gestionnaires, avec chacune ses règles de gestion des établissements hospitaliers : le modèle de Beveridge en Catalogne comme dans le reste de l’Espagne, alimenté par les cotisations de sécurité sociale, et le modèle bismarckien que l’on connaît en France. Le personnel mixte franco-espagnol se partage dans les mêmes proportions dans l’ensemble de l’hôpital comme au niveau du personnel infirmier : 60 % d’Espagnols et 40 % de Français.

Les salariés espagnols sont ceux de l’ancien hôpital de Puigcerdà, entièrement transféré dans ce nouvel établissement. Pour se préparer à la mixité avec leurs collègues francophones, les Catalans ont reçu des cours de français au cours des deux ans qui ont précédé le transfert. Car la diversité linguistique est l’une des caractéristiques auxquelles les infirmiers doivent s’adapter.

hôpital de Cerdagne des équipes d'infirmières en binômes
Des équipes d’infirmières en binômes. © Francis Matéo

Trois langues

De fait, la langue peut devenir un critère de recrutement. « Bien sûr, ce sont les compétences qui sont d’abord uniquement prises en considération, explique la directrice des soins, Marie-Josée Esteva. Mais à compétence égale, un infirmier va être préféré s’il parle l’une des trois langues officielles de l’hôpital ». L’infirmière française a ainsi imposé des règles de communication adaptées à cette spécificité linguistique : « lors des réunions, nous avons pris l’habitude de commencer en français, parce que je voulais habituer l’ensemble du personnel à cette langue, puis on continue en catalan… et on finit en espagnol ! ».

Tous les infirmiers se sont d’ailleurs parfaitement adaptés, comme le confirme Antonia Casas avec son accent catalan : « On nous demande au minimum de maîtriser l’une des trois langues, car il est essentiel de comprendre évidement ce que nous disent les patients, qu’ils soient Français ou Espagnols ; entre nous, chacun parle généralement dans sa langue maternelle ou dans une autre selon ses facilités ».

Les infirmiers travaillent de toute façon en binômes pour qu’il y ait toujours un professionnel capable de s’exprimer dans la langue du patient. « Si l’une a quelque difficulté à s’exprimer, c’est l’autre qui va prendre le relais », précise-t-il. En travaillant ainsi par paires « binationales », les infirmiers de l’hôpital de Cerdagne en sont venus à élaborer de façon empirique un lexique technique qui sera d’ailleurs bientôt publié pour servir à la formation des nouveaux arrivants. « La collaboration fonctionne très bien puisqu’elle vise la satisfaction de la personne soignée, et cela rend d’autant plus stimulant cette façon de travailler en binômes », ajoute Antonia Casas. Loin d’être un objet de division, la langue est donc ici un ciment.

hôpital de Cerdagne Les véhicules des deux services d'urgences, français et espagnol, sur le qui-vive
Les véhicules des deux services d’urgences, français et espagnol, sur le qui-vive. L’antenne du Samu 66 est la seule à être basée en dehors de France. © Francis Matéo

La famille au centre

Au delà de la langue, ce sont en fait les spécificités culturelles qui distinguent les habitudes professionnelles des infirmiers de part et d’autre de la frontière des Pyrénées. Le point le plus important concerne la place du patient et de sa famille. Car la famille est très importante dans la culture catalane et tout est fait dans les unités de soins pour que l’entourage du patient soit donc également pris en charge. « En France, la plupart des infirmières ont été formées pour que la famille reste à l’écart pendant les soins, mais ce n’est pas la même chose ici, où on va tout faire pour que la famille reste la plus proche », confirme Marie-Josée Esteva.

Les infirmiers doivent donc travailler en prenant en compte ce genre de considération, à l’instar de Johan Borst, du service de réanimation de l’hôpital de Cerdagne. L’infirmier, qui a passé trente-six ans en France avant de prendre ses fonctions en Catalogne, reçoit derrière le bureau d’une petite pièce attenante au bloc opératoire, dont il désigne les murs.

« Quand je suis arrivé ici, je n’ai pas compris l’intérêt de ce bureau à l’entrée du bloc », explique l’infirmier. La justification de cet espace est aujourd’hui pourtant évidente pour lui, car pour chaque opération, même légère, Johan Borst passe toujours par ce petit bureau pour y rencontrer la famille du patient, échanger sur son état, rendre compte de l’opération…

« Ici, la famille, c’est sacré, et cela nécessite une prise en charge particulière, alors que ce n’est pas forcément le cas en France, où la personne de confiance joue le rôle de référent, mais ne reste pas généralement présente dans l’hôpital pendant les interventions », souligne-t-il. Cette petite salle à l’entrée du bloc opératoire est donc un lieu de rencontre, un espace de confidentialité entre l’IDE et la famille du patient.

hôpital de Cerdagne Antonia Casas infirmière
Antonia Casas : “On nous demande au minimum de maîtriser l’une des trois langues, car il est essentiel de comprendre évidemment ce que nous disent les patients”. © Francis Matéo.

Du coup, Johan Borst ne peut s’empêcher de comparer les pratiques : « en France, quand un chirurgien rentre dans une chambre de patient avec les infirmiers, il commence par demander à faire sortir les personnes de l’entourage, mais pas en Catalogne, sauf pour une question de pudeur, bien sûr ; d’ailleurs, quand nous recevons ici les familles des patients Français, elles sont parfois un peu effrayées par cette plus grande attention, s’imaginent quelque chose de grave, alors que c’est simplement protocolaire ». Ce dialogue avec la famille du patient est également très utile pour préparer la sortie, et l’orientation éventuelle vers un centre de rééducation.

À l’heure… franco-espagnole

Dans la prise en compte de ces différences culturelles, le retour à la théorie a été très utile à Marie-Josée Esteva, qui s’est beaucoup appuyée sur les travaux de Virginia Henderson pour trouver des solutions satisfaisantes à la fois pour la patientèle espagnole et française. Y compris en matière d’alimentation et d’hygiène. « Les Catalans aiment se laver avec des gants de toilette, note par exemple l’infirmière en chef, c’est donc un accessoire qui va s’imposer pour les patients Catalans ; les infirmiers doivent s’adapter à la personnalité du patient avec ses propres origines culturelles et nationales ».

Sur les horaires de repas, un compromis a été trouvé avec un déjeuner à 12h30 et un dîner à 19h30. Et les menus sont élaborés dans ce même esprit consensuel, ce qui n’a pas posé de grands problèmes, puisque les habitudes alimentaires restent assez homogènes dans ce territoire franco-espagnol des Pyrénées. Des plats trop « connotés » comme la choucroute sont exclus, avec une tendance à privilégier la cuisine catalane de « mer et montagne ». Après tout, l’essentiel de la patientèle reste aujourd’hui espagnole.

hôpital de Cerdagne Johan Borst infirmier
Johan Borst : “Ici, la famille, c’est sacré, et cela nécessite une prise en charge particulière”. © Francis Matéo.

Les Français arrivent essentiellement par les urgences, puisque depuis le mois de mai dernier, l’antenne du SAMU 66 est logée à l’hôpital de Cerdagne. C’est même le seule équipe du « 15 » basée à l’extérieur de France. Une équipe qui multiplie les interventions en été et en hiver.

Le personnel infirmier de l’hôpital de Cerdagne doit suivre le même rythme, puisque la population de la région est multipliée par trois pendant la saison estivale et durant les périodes de sports d’hiver (le secteur géographique regroupe 13 stations de ski). L’hôpital est d’ailleurs spécialisé dans la médecine de montagne et la traumatologie liée aux accidents de ski, sports extrêmes, escalade… Une spécificité que l’on retrouve jusque dans le profil des infirmières, qui viennent parfois travailler dans cet établissement hospitalier parce que elles sont attirées par cet environnement très sportif (certaines sont passées par la filière STAPS) et la médecine du sport.

Francis Matéo

Cet article est initialement paru dans le n°23 (Dec 2016) d’ ActuSoins Magazine.

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Trois questions à Marie-Josée Esteva, directrice des soins à l’hôpital de Cerdagne

 

Comment se passe la cohabitation entre les infirmiers Français et Espagnols ?

La définition du métier en Catalogne est à peu près la même qu’en France, à cette différence que le mode de fonctionnement entre infirmiers et médecins est plus collaboratif en Catalogne. Le socle des valeurs professionnelles est aussi le même, que l’on soit Catalan ou Français, et c’est sur cette base que nous nous appuyons pour assurer l’intégration des Français, qui se fait d’ailleurs très facilement et naturellement, dans le travail au quotidien.

 

Comment gérez-vous les différences au niveau des applications de protocoles ?

Quand il y a des différences, nous allons toujours prendre comme norme la recommandation dont le niveau de sécurité est le plus élevé. Pour ce qui concerne par exemple la prévention d’exposition au sang, nous avons pris comme référence le protocole français. Parfois, nous sommes obligés d’être plus créatifs, comme le cas s’est présenté avec la pose de cathéter, où l’on s’est plutôt rapproché de la pratique catalane. En somme, il faut savoir innover pour travailler dans ce genre d’établissement.

 

Quelle est selon vous l’innovation la plus singulière liée à cette collaboration transnationale ?

Depuis juillet dernier, nous avons mis en place une plate-forme transfrontalière de dossier partagé avec les médecins de ville sur l’ensemble du plateau concerné par l’hôpital de Cerdagne. Nous avons en fait élargi à la France ce qui se faisait déjà en Catalogne, en respectant évidemment les règles de la commission nationale des données informatiques. Nous testons ainsi, en quelque sorte, le premier dossier partagé en France. Cela illustre parfaitement ce que je répète souvent : on pourrait se servir de l’hôpital de Cerdagne comme d’un laboratoire innovant.

L’hôpital en chiffres

Le projet de l’hôpital de Cerdagne a été lancé en 2003 par la Région Languedoc-Roussillon et la Generalitat de Catalogne. Il a nécessité un investissement de 31 M€ partagé entre l’Union Européenne via le fonds FEDER (65 %), la Generalitat de Catalogne (21 %) et l’État français (14 %). L’hôpital dispose d’un budget annuel de fonctionnement de 20 M€.

Trois statuts d’infirmiers

Le personnel Français de l’hôpital de Cerdagne se divise en deux catégories : les professionnels détachés de la fonction publique, qui bénéficient de tous les avantages du système social français, et ceux qui dépendent directement du GECT (Groupement Européen de Coopération Territoriale), la structure juridique de qui gère l’hôpital. L’ensemble du personnel espagnol dépend de son côté de la fonction publique catalane.

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