Collectif inter-urgences : l’engagement dans la peau

Collectif inter-urgences : l’engagement dans la peau

Ils sont globalement jeunes, asyndiqués, et depuis mars dernier, ils révolutionnent les règles de la contestation sociale dans les services d’urgences. Deux des membres infirmiers du collectif paramédical Inter-urgences racontent leurs débuts dans le mouvement, les avancées obtenues. Et les victoires rêvées.

Collectif inter-urgences : l’engagement dans la peau

« Pendant tout le temps de la grève à Robert Debré [qui a duré six mois, ndla], j’ai mis ma vie personnelle entre parenthèse. Je ne voyais plus mes amis, ni mes parents. Evidemment ils me soutenaient, surtout ceux qui ont des enfants ». Pour Laurent Rubinstein, 29 ans, infirmier aux urgences pédiatriques de Robert Debré, il y a un « avant » et un « après » le collectif Inter-urgences (CIU).

Comme pour beaucoup de ses membres, il a été entraîné dans le tourbillon du mouvement, pris dans le flot des réunions de concertation, de coordination, dans le flux des passages TV et radio, afin de « défendre son métier corps et âme » et de « faire entendre la voix des infirmiers et infirmières » des urgences. Pour ce presque trentenaire, leur parole est souvent invisibilisée, dans les médias, par la parole des médecins urgentistes. Mais du côté infirmier, un vent s’est levé qui ne semble pas vouloir retomber.

« En discutant avec des collègues, j’ai réalisé que les conditions dans lesquelles nous, jeunes, exerçons actuellement, sont différentes de celles de nos ‘’anciens’’ : nous faisons face à davantage de passages, avec de plus en plus de cancers nouveaux, de nouvelles pathologies, plus complexes. Les enfants qui arrivent nécessitent des prises en charge lourdes, explique Laurent Rubinstein. On n’arrive plus à faire notre métier correctement. On peut se concentrer sur des gestes techniques, mais le soin est déshumanisé : les annonces de diabète ou de leucémie sont faites aux parents en cinq minutes dans un box ». Malgré plusieurs alertes pour dénoncer le manque de personnel, la direction de son établissement n’a pas bougé, alors quand une collègue lui apprend l’existence du CIU, il fonce. Il est aujourd’hui l’un des représentants de Debré pour le collectif.

La déshumanisation, Orianne Plumet l’a aussi expérimentée. Agée de 25 ans, elle exerce depuis trois ans aux urgences de la Pitié-Salpétrière. A peine six mois après son arrivée, elle a connu le « retour de la médaille » de son travail pourtant passionnant. « Je me suis retrouvée à cran sur tout, presque en colère contre les patients », également dégoûtée de voir le relationnel passer au second plan, derrière l’adrénaline des urgences vitales, très minoritaires.

« J’ai pris de la distance et je me suis rappelé qu’un patient agressif est avant tout un patient qui souffre ». Témoin d’un fort turn-over, du ras-le-bol des soignants, elle déplore, lorsqu’elle elle passe en nuit, un « lissage des plannings » plutôt qu’une vraie politique de recrutement.

Alors quand Saint-Antoine, déjà en grève, contacte la Salpétrière, Orianne Plumet, remontée, s’engage naturellement dans le mouvement, qui est alors embryonnaire. « Dans la semaine, on a déposé notre avis de grève ». Depuis elle a contracté le virus de l’engagement et a été désignée représentante de son établissement. La vingtenaire épluche les textes juridiques, étoffe sa connaissance du métier et est devenue un as des enjeux de la revalorisation salariale. « Il faut inverser le rapport de force et établir des négociations qui dépassent un seul établissement », lance-t-elle.

Pour les deux infirmiers, un constat commun : « il nous faut faire plus avec moins, gérer un flux de patients en augmentation, sans augmentation des effectifs ». Une équation impossible à résoudre à l’heure actuelle.

Un « ovni » revendicatif

Si tout a commencé spontanément à l’AP-HP fin mars, raconte Orianne Plumet, le mouvement a ensuite essaimé un peu partout en France, jusqu’à concerner 233 services d’urgences sur l’ensemble du territoire. Une mobilisation qui doit faire rêver les syndicats.

En quête de formes alternatives de protestation, la profession infirmière s’est engouffrée dans la brèche du CIU, bien qu’elle soit « peu habituée des mouvements sociaux. La grande majorité n’est pas syndiquée, nous sommes assez jeunes ». Pour Laurent Rubinstein, « dans les hautes sphères, certains représentants syndicaux n’ont jamais été des paramédicaux », supposant une « rupture » entre les instances et le terrain.

Orianne Plumet est d’accord. « Parfois les représentants syndicaux n’exercent plus comme nous, sur le terrain et les services peuvent être un peu hermétiques à leur discours. De notre côté, nous vivons encore exactement les mêmes choses que les infirmiers.eres en souffrance. Notre parole porte davantage ».

Une organisation collective et démocratique

Au début de la grève, Laurent Rubinstein renoue avec son passé de représentant des étudiants de son IFSI et se met à prendre des initiatives, à fédérer les contacts avec les syndicats – qui ne dégageaient pas de consensus- pour pouvoir lancer légalement des mouvements de grève, à convaincre ses collègues « des étages » de rejoindre le mouvement de grève, même au-delà des personnels des urgences. Il se félicite d’avoir réussi à coordonner des équipes en appelant tous les services d’urgence de France. Un travail considérable de démarchage téléphonique, de « petite fourmi », comme il le dit lui-même, pris sur son temps personnel.

En interne, l’organisation a évolué. Sur son site, l’organigramme du CIU montre désormais une organisation plus  « verticale ». Le CIU a désormais le statut d’association et est présidée par Hugo Huon, infirmier de nuit aux urgences de la Lariboisière, mais sur le terrain, la démocratie directe continue de fonctionner.

Les comités régionaux s’expriment avant toute décision nationale sur la poursuite ou l’arrêt d’un mouvement de grève. Mais pour être efficace, au tout début du mouvement, il a fallu « donner des missions à chacun, constituer des ‘’cellules’’ : groupe contenu, action, communication, coordination », détaille Orianne Plumet, afin d’utiliser de la façon la plus efficace les compétences et appétences individuelles.

Cet aspect collectif s’est « répandu » dans les services. Laurent reçoit encore régulièrement des messages d’une collègue de Necker et discute régulièrement avec une infirmière puéricultrice de Trousseau.

A l’ère numérique, les réseaux sociaux et autres Whats’app ont été des rouages essentiels de la transmission des informations. Cela prend du temps, beaucoup de temps, reconnaît Laurent Rubinstein. « Je découvre 150 messages en attente sur l’une des discussions », reconnaît-il, le matin de l’interview. Orianne Plumet, elle, a embrassé la joie des recherches menées en profondeur. « Les petites mains, ça sait aussi réfléchir ! », plaisante-t-elle.

La parole infirmière, enfin entendue ?

Pour Laurent Rubinstein, il est urgent d’entendre la parole infirmière.  « Nous ne souhaitons pas une augmentation de salaire seulement pour les urgentistes, mais pour tout le personnel. Nous faisons des métiers durs : lorsque nous travaillons de nuit, notre prime se monte à 1,07 euros /h ! », déplore-t-il.

Après la période estivale, qui a vu se multiplier les mouvements de grève, les attentes sont fortes. Surtout que les moyens annoncés par Agnès Buzyn, la ministre des solidarités et de la santé– à hauteur de 70 millions d’euros- sont estimés largement insuffisantes par Orianne Plumet. « Certes ils ont partiellement servi à financer la prime de 100 euros mais l’ARS d’Ile-de-France nous a confirmé que cette enveloppe ne sera pas suffisante et qu’il faudra quand même prélever sur le budget des établissements, au détriment des autres services », regrette l’infirmière.

« Bien que sortis de la grève, mais malgré les nouvelles embauches, nous ne sommes toujours pas en nombre, affirme de son côté Laurent Rubinstein. C’est de la poudre aux yeux ». Il déplore que lorsque les médecins ont lancé un mouvement de grève – qui a duré trois heures – leurs revendications concernant une augmentation du nombre de postes ont été entendues.

« Nous, ça fait des mois qu’on demande la même chose, et la direction ne l’accepte pas. Il existe aussi une lecture de ‘’classe’’ dans l’acceptation des demandes », même s’il se réjouit des bonnes relations avec les médecins urgentistes au sein des équipes. Orianne Plumet acquiesce : « Les cadres, les cadres supérieurs, et chefs de service sont écoutés, les paramédicaux, moins. Il faut faire évoluer les mentalités ». C’est ce que le collectif Inter-Urgences espère réussir à faire, sans bataille d’ego, dans un « combat qui les dépasse », grâce à « une émulation d’une richesse incroyable », se réjouit Orianne Plumet.

Véritable ovni, le CIU a bouleversé les codes des luttes sociales. « Même la ministre nous accorde un pouvoir. Nous allons la rencontrer en septembre, alors que nous ne sommes pas un syndicat.  Nous dévoilerons alors nos propositions* », précise Laurent Rubinstein. Le collectif – que l’on qualifierait volontiers de disruptif en vocabulaire macroniste- entend bien transformer l’essai de cette mobilisation massive.

Delphine Bauer

*le collectif a été reçu ce mardi 3 septembre, par Pierre Carli, chef du Samu de Paris et Thomas Meunier, député LREM, chargés de la mission sur la refondation des urgences. La ministre recevra le collectif le 9 septembre. NDLR. 

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