Infirmière en Colombie : “Ici, la santé est un commerce” 

En Colombie, le démantèlement du service public de santé se traduit pour les professionnels de santé par une importante précarisation et la nécessité de cumuler plusieurs jobs. Rendez-vous avec Marcela à Bogota 

Marcela Caro Infirmière en Colombie : “Ici, la santé est un commerce” 

Marcela Caro. © David Breger / Youpress

C'est les traits tirés et la voix usée que Marcela Caro, 32 ans, raconte sa vie d'infirmière en Colombie. La jeune femme a terminé sa nuit de travail et n'a pu se reposer que quelques heures. “Je ne dors presque jamais chez moi”, confie-t-elle.

Trois nuits par semaine, cette infirmière spécialisée en soins intensifs passe douze heures à la clinique Méderi, un gigantesque complexe hospitalier privé de Bogota. Trois autres nuits, elle est en poste aux mêmes horaires, de 19h à 7h du matin, cette fois dans un établissement public, l'hôpital de la police. Et le week-end, Marcela donne des cours de soins intensifs à des auxiliaires de santé. 

Si la jeune femme, mère au foyer séparée, qui élève ses deux filles de quatre et quinze ans, doit cumuler trois emplois, c'est que les salaires de la profession, dans le privé ou le public, sont bas en Colombie. Au total, ses trois fonctions lui rapportent un peu plus de 1 000 euros par mois. Nombreuses sont les infirmières dans son cas à multiplier les jobs. “J'ai des collègues qui sont aussi vendeuses de chaussures ou de produits diététiques”, commente Marcela. 
 

Et ses 80 heures de travail hebdomadaires s'avèrent souvent difficiles : “En soins intensifs, la norme est d'avoir quatre patients par infirmière, mais j'en ai bien souvent entre six et douze. Je cours toute la nuit comme une folle et n'ai quasiment jamais de pause”.  La surcharge de travail et les sous effectifs lui font craindre des dangers. “Notre responsabilité est engagée et on vit dans la peur qu'il se passe quelque chose. J'ai déjà vu des cas de patients qui meurent dans le couloir et personne ne s'en rend compte car on est trop occupés”.  

Un en partie privatisé 

 Nombreuses sont les infirmières à s'alarmer de l'état du système de santé colombien. Ainsi Beatriz Carvallo, présidente de l'Association Nationale des Infirmières de Colombie (ANIC), met en cause les réformes opérées en 1993 avec la mise en place de la “loi 100”, qui marque le début d'une privatisation du secteur de la santé.

Démantelant l'ancien “seguro social”, elle confie la gestion du système de santé à des compagnies privées d'assurances les EPS (entreprises prestataires de santé) qui deviennent l'intermédiaire entre les patients assurés et les “prestataires de services de soins”, hôpitaux, cliniques, laboratoires… Pour les populations les plus pauvres, le système reste subventionné.  

Beatriz est très critique sur le rôle des EPS et ces dernières années de nombreux scandales ont éclaté voyant les assureurs refuser des soins aux patients aux moyens insuffisants. “Ce sont des entreprises commerciales intéressées par le profit et non par la santé des gens. Elles sont devenues énormes. Dans la règle, on ne peut être assureur et prestataire en même temps, mais elles l'ont outrepassé en ouvrant des cliniques et sont désormais en situation de monopole. C'est désolant mais ici la santé est un commerce”. 

 Des infirmières précarisées 

 Pour le personnel de santé, le système est synonyme de précarisation. Marcela reçoit un “solde” comme un prestataire de service et doit payer pour sa sécu, sa retraite, louer ses uniformes de travail et même payer leur entretien. Sur les 60 000 infirmières enregistrées  que compte la Colombie, seules 43 % sont en CDI. Et pour la grille de salaire : 12 % gagnent entre 150 et 300 euros par mois (à peine plus que le salaire minimum). Et 60% entre 300 et 600 euros. “Des salaires de misère, malgré 4 à 5 ans d'études et de spécialisation”, se désole Beatriz Carvallo. 

“Dans un souci de rentabilité, les hôpitaux préfèrent souvent engager des auxiliaires à la place des infirmières. Même dans les services les plus difficiles, comme les urgences ou les soins intensifs. Cela met la santé en danger”, continue la présidente de l'ANIC.  

Ces auxiliaires de santé, au nombre de 150 000 n'ont suivi qu'une courte de deux ans et sont normalement assignés aux soins basiques : aider le patient à se baigner, à se déplacer… mais elles doivent bien souvent outrepasser leurs attributions. 

Avec les patients les relations peuvent être difficiles, confie Marcela : “Ils se plaignent car ils font des queues interminables, il n'y a pas assez de lit, les salles sont mal chauffées... de ce fait il y a beaucoup d'actes de violences envers les infirmières. Et logiquement cela affecte plus les femmes. Mais si les patients se montrent agressifs les hommes du personnel médical prennent notre défense. La Colombie est encore très patriarcale”. 

Corruption ? 

Pour autant, Marcela fait son travail avec passion. Avant de rejoindre Bogota, elle a même travaillé plusieurs années dans un dispensaire dans le département de Vichada, un des plus grands de Colombie, près de la forêt amazonienne.  

Une autre réalité du pays. “Si à Bogota le système de santé fonctionne mal, là-bas, c'est pire. La population est vulnérable et très pauvre, essentiellement indigène et très touchée par les maladies. Il n'y a pas d'eau potable, pas d'électricité. On travaille avec très peu de moyens. J'y ai été car on a besoin de nous, même si on y est mal payés. Ces municipalités sont très corrompues et l'argent de la santé y disparaît”.  

Pour financer ses déplacements dans les zones reculées Marcela a du souvent payer de sa poche. “Maintenant, je ne le referai pas, car c'était difficile. On travaillait pour l'amour de l'art. Mais je suis infirmière car j'aime ça : si je voulais de l'argent, je serais devenue ingénieure !”, sourit-elle.
 

 David Breger

Article paru dans le n° d'ActuSoins. Pour s'abonner au magazine ActuSoins (trimestriel), c'est ICI

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Réactions

8 réponses pour “Infirmière en Colombie : “Ici, la santé est un commerce” ”

  1. Et on se plaint de nos 35 heures ! Bravo et quel courage à ces infirmières qui doivent cumuler plusieurs jobs pour pouvoir vivre….

  2. Comme chez nous: soins intensifs : 1 IDE/ 6 patients, rythme de travail 12h en alternant nuit / jour, souvent pas le temps de pause. Nous et les patients sommes des marchandises.

  3. Flochi dit :

    Beaucoup de courage pour cette infirmière (et ses collègues)…
    ça fait (un peu) relativiser sur nos conditions de travail, mais aussi alerter sur la dégradation de notre système de santé qui semble progressivement s’orienter vers cette privatisation…
    Prudence et vigilance…

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