Groupes de parole : parler pour soulager la souffrance

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La souffrance parfois extrême des patients, l'échec d'un traitement, la mort... Des traumatismes liés au travail médical mais souvent intériorisés par les soignants. Exprimer ce stress et l'apprivoiser est pourtant essentiel au bien-être d'une équipe. Pour éviter le burn-out de leurs soignants, certains services ont une solution : la parole.

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©Juliette Robert/Youpress

Une famille qui se déchire sur la fin de vie d'un proche, une équipe médicale suspendue durant un mois à la décision des tribunaux : le cas de Vincent Lambert, cet infirmier de 38 ans en état végétatif depuis 5 ans, a fait la une de l'actualité ces dernières semaines.

Une situation extrême mais qui révèle le cocktail d'angoisse et de stress auquel peuvent être confrontés des soignants en charge de ce type de cas. C'est pour soulager ces équipes médicales et toutes celles travaillant dans des services à fort pronostic létal que les groupes de parole ont vu le jour il y a près de 30 ans.

Le principe ? Un temps de parole collectif basé sur le volontariat, animé par un psychologue et confidentiel. Aujourd'hui développé dans les services de soins palliatifs et dans certains services de cancérologie ou d'addictologie, cet outil peine encore à faire sa place dans des unités où les soignants peuvent faire face à du stress aigu ou chronique (réanimation pédiatrique, services de grands brûlés, gériatrie, etc).

 Analyser ses actions et ses émotions

Psychologue, Martine Ruszniewski anime des groupes de parole destinés aux soignants depuis 1982. Elle intervenait à l'époque auprès des patients du service d'hémato-cancérologie de l'Hôtel Dieu à Paris. « Un jour, je suis entrée dans le box des infirmières pour leur demander de voir un malade. Il n'était pas disponible mais elles m'ont invitées à m'asseoir avec elles pour discuter. Ce jour-là, j'ai compris que les soignants avaient besoin d'être entendus pour ensuite pouvoir écouter les patients et leur famille », raconte-t-elle.

Une pratique qu'elle apprend auprès du Dr Robert Zittoun au sein de son équipe mobile de soins palliatifs, la première créée en France en 1989. Martine Ruszniewski exerce désormais à l'Institut Curie. Cet établissement de cancérologie a développé en 2004 des groupes de parole pour ses soignants.

Au service de radiothérapie, les infirmières peuvent ainsi participer une fois par mois à ce moment de discussion. En ce mardi après-midi, elles sont six à s'être réunies dans une petite pièce de travail aux murs nus. Assise au centre du groupe, Martine Ruszniewski prend des nouvelles. « Comment allez-vous ? Est-ce qu'il y a des choses dont vous aimeriez discuter ? », demande-t-elle.

Timides au départ, quelques infirmières prennent la parole. La discussion s'engage et elle ne s'arrêtera plus durant une heure. Les soignantes parlent de la vie du service, des désaccords de l'équipe autour du cas difficile d'une patiente récemment décédée, de leurs ressentis...

Chacune s'exprime librement. Par petites touches, la psychologue les aide à analyser leurs actions et leurs émotions. « Une culture de la parole de groupe s'est développée, témoigne Martine Ruszniewski, Elles ne se coupent plus la parole, elles s'écoutent. Elles se sont appropriées cet outil petit à petit ».

 Souffrance du patient, mal-être du soignant

« Au début je trouvais ça luxueux d'avoir un groupe de parole », se souvient Astrid, infirmière dans le service depuis deux ans. « Maintenant j'organise ma journée pour pouvoir m'y rendre. Je le prends parfois en cours de route. Il y a aussi des fois où je n'y vais pas car j'ai trop de travail ou je n'ai pas envie », explique la jeune femme.

Si elle apprécie ce temps d'échange, c'est parce qu'il l'aide à prendre du recul. « Ça permet de faire une relecture d'une situation complexe qu'on a pu avoir avec un malade. Ces discussions nous aident à avoir des clés pour aborder des situations conflictuelles », estime-t-elle. « On y aborde aussi notre place face à la mort », ajoute celle qui se souvient d'une période difficile où « on avait eu quatre décès en sept jours ».

Assise en face d'elle, sa collègue Marjorie partage son point de vue. « Ce qui m'a surpris en assistant aux groupes de parole, c'est la capacité d'écoute des collègues. Ça fait du bien d'avoir ce temps pour parler. On a les transmissions, bien sûr, mais en groupe de parole on a le temps de se poser. On dialogue aussi avec des collègues avec qui on n'a pas forcément d'affinités et on se rend compte au final qu'on a tous le même ressenti », décrit-elle.

Pour les deux infirmières, ces groupes sont un outil pertinent pour évacuer le stress et éviter les burn-out. « Si on ne prend pas en compte sa propre souffrance, on ne peut pas bien accompagner son patient car on ne fait plus la part des choses », estime Astrid.

Mais pour qu'un groupe de parole fonctionne, il faut des conditions favorables : une direction d'hôpital volontaire, des cadres vigilants, un psychologue compétent et des soignants en confiance. Ayant créé des groupes de parole dans différents hôpitaux au cours de sa carrière, Martine Ruszniewski témoigne des difficultés rencontrées lors des premières séances.

« Mais à force d'y aller, de répéter que tout est confidentiel et que je ne ferai jamais de comptes-rendus à la direction, les soignants ont adhéré peu à peu », explique-t-elle, tout en précisant que ce n'est jamais gagné. « Il y a les urgences, les réunions calées au dernier moment, le manque de temps... Si la cadre de proximité ne prend pas ça à bras-le-corps, les soignants oublient », assure la psychologue.

 Construire du sens en équipe

Danièle Leboul, psychologue clinicienne, témoigne aussi de la fragilité des groupes de parole. Elle en anime depuis 1984, d'abord en pneumologie infectieuse à l'hôpital Saint-Louis à Paris - « au tout début de l'épidémie du Sida », se rappelle-t-elle – puis en soins palliatifs au CHU de Brest et aujourd'hui à la Maison médicale Jeanne Garnier, établissement privé parisien spécialisé en soins palliatifs.

Pour elle, cet outil n'est pas une « solution miracle » contre le burn-out. « Mais si cet espace est investi correctement, il apporte un soulagement. Les soignants peuvent y prendre conscience de leurs limites personnelles et de celles du collectif, comprendre qu'ils ne sont ni bons ni mauvais », détaille-t-elle.

Un groupe de parole est organisé tous les 15 jours dans chaque service de la Maison médicale. Du médecin à l'ASH, tous les soignants y sont les bienvenus. Une fois la porte passée, la hiérarchie s'abolit. « Chacun parle en son nom propre en disant « je », c'est une des règles », précise Danièle Leboul. On cherche à construire ensemble un sens commun à ce que chacun peut vivre individuellement » : la répétition de la mort, la sensation d'avoir mal accompagné tel patient ou le fait de ne plus avoir la force d'entrer dans la chambre de tel autre, par exemple.

Ces groupes permettent aussi de souder les équipes. « La violence de certains cas ou l'agressivité de certaines familles peuvent cliver l'équipe soignante. On a besoin de prendre ce temps pour se ressouder et avoir une pensée collective. Percer l'abcès avant de retourner au travail », témoigne le Dr Guirimand.

« Je n'ai pas besoin du groupe de parole pour voir si une soignante est en burn-out, je m'en rendrai compte en la voyant travailler ou dans son comportement avec ses collègues, précise de son côté Christine Gard, infirmière coordinatrice, mais il me permet de repérer, parfois, que telle collègue est plus fragile par rapport à un patient en particulier et qu'il faut que je fasse attention à elle. Ça permet une sérénité et un calme entre nous ».

Autre thème récurrent exprimé dans les groupes de parole : l'organisation du travail dans le service, car celle-ci est souvent la cause du sentiment de « travail mal fait » chez les soignants.

Pour la direction de la Maison médicale Jeanne Garnier comme pour celle de l'Institut Curie, les groupes de parole sont conçus comme l'un des éléments d'une stratégie plus large pour améliorer la qualité de vie au travail. « Les gains sont difficiles à mesurer, on est sur du ressenti. Mais on constate que le taux de turn-over dans notre établissement est inférieur à la moyenne francilienne malgré la violence de la prise en charge que nous menons » note Cédric Boutonnet, directeur de Jeanne Garnier.

Amélie Cano / Youpress

 

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