Les quatorze besoins… du soignant

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Ceci est un recueil de données non exhaustif du métier d’infirmière à travers Josiane, quarante ans diplômée depuis quinze ans. Diagnostics, actions, évaluation : Vous avez deux heures !

Respirer :

© leaf – iStock

C’est l’affluence dans les vestiaires, l’heure de la relève de l’équipe de nuit est imminente. Une odeur de semelle macérée dans la sueur flotte dans l’air et engage une battle contre le parfum fraîchement vaporisé des unes et des autres qui s’empressent de se changer pour pouvoir sortir de ce petit endroit confiné.
Ainsi commence la journée. Josiane peut prendre une meilleure respiration dans les couloirs de l’hôpital qui sont plus aérés. Cette parenthèse n’est que de courte durée, les soins commencent. Les chambres au petit matin offrent une surenchère effrayante entre atmosphères lourdes où se mêlent chaleur et émanations de différents fluides corporels nauséabonds.
Pour faire simple, ça sent sacrément mauvais.
Josiane a tout essayé : respirer par la bouche, c’est l’estomac qui se retourne. Porter un masque : c’est trop inconfortable quand on a déjà chaud. Arrêter de respirer : impossible et dangereux.
Alors elle se résigne, essaie de ne pas montrer son inconfort pour ne pas gêner le patient. Un certain réflexe de survie la pousse néanmoins, le soin terminé, à chercher la fenêtre. Ha oui ! ouvrir la fenêtre ! Elle tire frénétiquement sur la poignée mais… seulement quelques millimètres s’entrouvrent (pour des raisons de sécurité), elle se fait avoir à chaque fois mais recommence souvent. Un réflexe de survie ?
Et puis un jour, c’est l’imprévu, Josiane se rend dans le local où se trouve le lave-bassin, personne n’a eu le temps de la prévenir : « euh, attention Josiane, depuis hier soir c’est en… panne »
Trop tard.
Ne la voyant pas revenir une collègue s’empresse de la rejoindre. Elle ouvre la porte, la puissance olfactive est telle que : « Josiane ? Jo..siane ??? respire ! mais R-E-S-P-I-R-E !

Boire et manger :

Six heures, il faudrait manger avant de partir mais c’est tôt, trop tôt. Un café. C’est bien le café, ça réveille. Bon, un peu de pain et un fruit vite fait. Soyons raisonnable.
Une poignée d’heures plus tard dans le service. Un bruit d’estomac malaxant dans le vide se fait entendre au détour d’un couloir. Pas le temps, c’est l’effervescence. Josiane court. Le temps passe, son estomac a capitulé. Il attend en silence. Il a l’habitude. Il sait qu’au mieux il aura un petit bonbon ou un chocolat attrapé à la volée en salle de pause… et un café, avalé en deux minutes, ébouillantant toute la tuyauterie sur son trajet. Aux heures des repas, il lui arrive de rêver mais la vue des plateaux le renvoi directement à son triste sort d’organe délaissé et puis les plateaux de l’hôpital…
Il est quinze heures, Josiane rentre chez elle. L’heure est passée. La pression retombe doucement.
Elle n’a plus faim, c’est trop tard.

Eliminer :

Chez les soignants, la vessie est un organe qui se résigne, comme l’estomac. Elle s’adapte et heureusement qu’elle ne « glougloute » pas, elle, sinon les services hospitaliers auraient des sonorités de bords de mer un jour de tempête.
Non, sérieusement, croyez-vous qu’une infirmière ou une aide soignante ai le temps d’aller aux toilettes sans être dérangée par, au choix : le téléphone, une sonnette, le médecin/ le cadre / une famille / le kiné… qui la cherche ?
« Josiiiiannnne ? »
« Oui ? attends, je vais aux… »
« Non mais c’est urgent là ! »
« Ok… j’arrive  » ( résignation, vessie en titane)

Se mouvoir, garder une bonne posture :

« Quand on a pas de tête, on a des jambes » Voilà ce que dit Josiane à Stéphanie, en stage depuis quelques jours dans le service. La jeune étudiante valide l’expression de sa tutrice et s’en rappellera à chaque fois qu’elle oubliera quelque chose sur son chariot de soin qui l’obligera à retraverser et longer le couloir interminable pour accéder à l’objet manquant (le précieux). Ça ne fera que rajouter aux kilomètres parcourus dans la journée, en plus des piétinements.
Elle se souvient des techniques de manutention enseignées en cours pour protéger son dos et les applique à la lettre. Elle monte les lits, plie bien les jambes s’il faut se baisser.
« Ton dos Stéphanie ton DOS ! » lui rappelle Josiane, qui elle porte une ceinture pour soulager ses lombaires douloureuses depuis trop longtemps.
C’était sans compter que dans quelques années, Stéphanie, elle, aura mal… aux genoux.

Dormir, se reposer :

La journée de travail est terminée, une longue journée de douze heures. Interminable. La course et une concentration de tous les instants pour ne rien oublier et ne surtout pas faire d’erreurs.
Josiane rentre chez elle, vidée. Les journées s’enchaînent. C’est la troisième et dernière de la série, le sommeil arrive rapidement tant elle a atteint les limites de la fatigue et presque basculé dans l’épuisement. Seulement quelques heures à peine après s’être endormie, elle se réveille, en sursaut : l’injection prescrite dans le rush de la dernière entrée… je l’ai faite ? je ne sais plus… ça craint… et si je ne l’avais pas faite… et les transmissions, oh non, j’espère que je n’ai pas oublié quelque chose d’essentiel qui va mettre le bazar… Des appréhensions parfois irraisonnées.
Josiane s’endort sans problème mais dort mal, se réveille souvent, rêve de son travail, cauchemarde.
Le lendemain elle aura encore le droit à des réflexions sympathiques: « T’as une sale mine Josie, vraiment. »
En même temps, elle rit jaune Josiane quand elle pense à la tête qu’auront Cindy et Gwendoline quand elles auront plus de dix ans de métier.

Se vêtir, se dévêtir :

Tout le monde connaît ce fantasme de l’infirmière sexy, blouse moulante, talons hauts, maquillée à outrance et possédant des attributs dignes d’un film ayant pour vocation l’aide au repeuplement de la planète (non ?).
Ceux qui ont mis un jour les pieds dans un hôpital savent que nous sommes loin, très loin de ces représentations sexuées et sexistes de nos tenues.
Josiane et ses collègues sont affublées le plus souvent de Crocs, vous savez, ces sabots de couleurs vives à en faire pâlir une robe d’été Desigual et qui rivalisent désormais sur la plage avec les sandalettes en plastique que nous avions aux pieds, enfants.
Pas très glamour, en effet, mais c’est le seul élément un peu funky de leur tenue. Le reste étant composé d’un pantalon et d’une tunique de couleur blanche, tirant vers le gris à force d’être lavés. Il semblerait que la coupe ait été conçue de façon à ce que la taille du popotin soit proportionnelle à la taille des jambes pour toutes les tenues, bref, des uniformes qui rendraient même Cara Delevingne ridicule et à moins d’être roulée comme un carré, c’est moche. Rajoutons à cela les bas de contention rapport au piétinement : la panoplie est complète.

Conserver sa température corporelle à la normale :

L’immunité sans faille de Josiane est certainement due en partie à l’habitude que lui procure son travail de jongler entre des écarts de température parfois importants. La chaleur qui règne dans l’enceinte de l’hôpital tranche avec le froid dehors ou l’inverse en été grâce à la climatisation. Le corps s’habitue, c’est un peu plus difficile en cas de gros écarts ou de fatigue intense mais globalement Josiane s’en tire bien.

Etre propre, protéger ses téguments :

En ce qui concerne l’hygiène, aucun souci. Josiane connaît les protocoles sur le bout des doigts. Elle se lave les mains entre chaque patient, se les désinfecte entre chaque soins comme ce qui est préconisé par le CLIN. Elle utilise donc de la SHA, la solution hydro alcoolique en friction depuis plusieurs années déjà. Elle rentre dans une chambre : friction, dit bonjour au patient, l’installe : friction, prépare son injection : friction, ouvre le paquet de compresses : friction, désinfecte le point de ponction : enfin vous avez compris quoi, elle frictionne frénétiquement toute la journée ses mains qui sont maintenant régulièrement parsemées de petites crevasses. Elle a tout essayé pour les rendre douces et nettes comme avant mais c’est difficile.
Alors désormais Josiane frictionne mais une petite larme au coin de l’œil et maudit celle qui lui dit en voyant l’état de ses mains : « mais tu as essayé de mettre de la crème, hein Josiane ? de la crème ? »

Éviter les dangers :

Les dangers… à l’hôpital. Dangers, hôpital, deux mots qui ne vont clairement pas ensemble et pourtant. Josiane ne s’est jamais sentie menacée dans ses premières années d’exercice mais maintenant elle craint de plus en plus certaines situations. Les patients à cran, les familles parfois très exigeantes. Ils ne représentent pas la majorité mais même en minorité cela peut vite créer un climat relativement angoissant dans un service travaillant en flux tendu. Impossible d’éviter, il faut soigner, tout le monde, sans distinction et la violence même si elle est majoritairement verbale peut parfois être aussi physique. Un patient dément, atteint d’une pathologie psychiatrique non stabilisée et le coup peut partir. Souvent le soignant excuse, se fait une raison, la maladie, c’est la maladie. Mais la violence reste pour celui ou celle qui la reçoit (verbalement ou physiquement) un traumatisme, excuse ou non. Les soignants sont des victimes oubliées du système comme si la blouse blanche (tirant vers le gris) protégeait. Elle ne protège pas, loin de là. Je vous mets au défi de trouver un seul soignant n’ayant jamais subit d’agression dans le cadre de ses fonctions. Josiane se rappellera toujours de la première fois, en stage : une patiente âgée, démente, pendant une aide au repas, le mot « salope » est sorti en premier, le coup de poing en pleine figure a suivi rapidement sans qu’elle n’ai pu s’en protéger.

Communiquer avec ses semblables :

Les transmissions, le moment privilégié des soignants pour échanger. Le matin, devant un café, les mines ne sont pas fraîches, d’un côté comme de l’autre. L’équipe de nuit termine de longues heures de veille plus ou moins agitée selon la charge de travail, l’équipe prenant la relève est encore embrumée par une nuit de sommeil amputée. Infirmières, aides soignantes, agents… les discussions s’entremêlent. La communication entre les membres d’une équipe est essentielle pour une bonne entente et un travail efficace ; pourtant les temps de transmission sont de plus en plus courts et chacun part rapidement à ses tâches. Tout le monde se croise, se recroise, souvent les informations sont lancées à la volée, les questions posées restent sans réponse, le cloisonnement entre les différentes professions se renforce et des conflits s’enkystent. Depuis quelques temps, en plus de la fatigue et des organismes encore embrumés se dessine une ambiance lourde, des silences qui en disent longs ou des paroles assassines. Il est reproché à Josiane et en général à l’équipe infirmière de ne pas aider leurs collègues aides soignantes, ne pas répondre suffisamment présentes lors des prises en charges de nursing des patients lourds. Rien n’est clairement exprimé à part de la rancœur. Josiane sent une tension dans l’équipe, sent qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond mais à du mal à en cerner la cause. Forcément, de son côté elle est à fond, elle donne son maximum : les soins, les patients, familles, médecins etc… chacun campe sur sa position.
La résolution du problème passera par la parole, une communication qui n’est jamais évidente en cas de conflit d’équipe mais centrale.

Agir selon ses croyances et ses valeurs :

Humanité, tolérance, respect, ce sont des valeurs qui sont chères à la majorité des soignants (oserais-je dire tous les soignants ?).
Tout va vite, Josiane se trouve seule cet après-midi pour prendre en charge une vingtaine de patients. Les soins s’enchaînent et les tâches imposées : de la paperasse, informatisée ou non, chronophage mais obligatoire car il faut justifier sans cesse, valider, tracer. Il n’y a que peu de place pour le prendre soin, le vrai, appréhender le patient dans sa globalité, prendre le temps de le soigner physiquement mais aussi l’écouter, le rassurer, rassurer sa famille. Josiane prends du temps, essaie de faire son travail selon sa vision du soin mais pas assez à son goût, elle ne peut pas. La culpabilité est incessante, c’est peut être qu’elle n’est pas assez efficace ? qu’elle ne sait pas bien s’organiser ? C’est ce qu’on lui fait croire mais non, avec l’expérience elle se rend bien compte qu’on lui demande toujours plus, avec toujours moins de moyen. Comment faire pour être en accord avec ses propres valeurs ? rentrer chez soi en étant satisfait du travail accompli ? C’est devenu tout simplement impossible pour tous les soignants.

Se recréer :

Vendredi soir, bientôt la fin du service. Un week-end en famille se dessine, enfin, une vraie bouffée d’oxygène. Le téléphone sonne, Josiane le jetterai bien par la fenêtre mais elle ne s’ouvre que de quelques millimètres alors elle répond. C’est le cadre du service, il faut quelqu’un pour remplacer un arrêt de travail ce week-end, absolument et il n’y a personne d’autre qu’elle pour le faire, vu le planning, P-E-R-S-O-N-N-E ! Alors elle accepte, c’est comme ça, la prochaine fois ce sera quelqu’un d’autre mais ce week-end c’est elle qui verra ses plans tomber à l’eau. Reste à encaisser les réflexions de son mari « Mais attends, pourquoi toi ? tu es la seule à pouvoir remplacer ? tu aurais pu dire non ! Il faut être ferme aussi, tu te fais avoir ! ». Des jours de repos qui sautent, week-ends, vacances, une vie familiale qui en pâtit, des loisirs difficilement organisables. Le travail régit tout et ce n’est pas normal. Mais comment faire ? Dire non ? et si un jour c’est l’inverse, que j’ai besoin qu’on m’arrange pour prendre des jours ? Accepter ou pas, Josiane serait prise de culpabilité, peut-être qu’avec le temps elle sera plus ferme, qu’elle apprendra à dire non et se concentrera sur ce qui est essentiel pour elle, sa famille.
Dit comme ça, ça paraît évident mais croyez moi ça ne l’est pas, vraiment pas.

Apprendre :

Une des richesses de la profession est celle-ci, l’apprentissage. Apprendre sans cesse, des autres, des situations. Se former régulièrement partager ses connaissances avec d’autres professionnels.

S’occuper en vue de se réaliser :

Infirmière depuis plus de quinze ans Josiane avance, comme elle peut, dans les méandres de sa profession. Comment tient-elle malgré des conditions de plus en plus difficiles ? Elle envisage, essaie de se donner des objectifs, un plan de carrière. Se forme, cible un aspect du métier qu’elle aimerait explorer plus précisément. Il y a de nombreuses possibilités même si les moyens ne sont pas forcément évidents pour y parvenir, cela reste une manière de tenir le coup. Se dire qu’elle n’est pas enchaînée à un mode de pratique.
Cette liberté n’est pas négligeable, le métier est quelque part sauvé par cette diversité en terme d’exercice.

Josiane finalement c’est un peu de moi et un peu de ce que j’ai pu observer chez mes collègues tout au long de mon parcours. Grâce à ce petit exercice que l’on connaît tous qui est le recueil de données à la manière de Virginia Henderson, il ressort que malgré toutes les difficultés que présente notre métier, la façon dont on l’appréhende est essentielle. La formation et l’échange entre professionnels d’horizons différents peut se trouver être une des clés permettant de ne pas se laisser noyer et happer par les travers d’un exercice quotidien rapidement usant.

ActuSoins remercie Anne pour ce partage. D’autres articles – des tranches de vie, des réflexions,…- à lire (presque tous les jours) sur son blog une infirmière à la maison

 

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