Tous les pays connaissent un manque d’infirmiers. Ce phénomène n’a pas les mêmes causes partout, et les solutions mises en oeuvre pour y faire face peuvent grandement varier. Petit tour du monde de la gestion de la pénurie.

« Les chatbots infirmiers fonctionnant à l’intelligence artificielle pourraient résoudre la pénurie infirmière. » Voici ce qu’annonçait en juillet 2023 le Telegraph, très sérieux quotidien d’information britannique. Celui-ci faisait part à ses lecteurs des avancées promises par Hippocratic AI, une startup américaine se proposant de voler via la technologie au secours d’un système de santé qui, outre-Manche comme ailleurs, manque cruellement de bras en général, et de bras infirmiers en particulier. Cet exemple peut choquer, mais il a une vertu : nous rappeler que la pénurie infirmière, que l’on a en France tendance à considérer comme un problème typiquement hexagonal, est en réalité un phénomène mondial. Du Royaume-Uni à la Silicon Valley, des pays du Sud aux pays les plus industrialisés, toutes les intelligences de la planète sont mises à contribution pour y remédier. Voilà qui donne envie de regarder au-delà de nos frontières.
Comme souvent quand on aborde un phénomène complexe, et qui plus est mondial, il faut commencer par définir de quoi on parle. La pénurie infirmière est globale, c’est un fait : l’Organisation mondiale de la santé (OMS) prévoit qu’il manquera 4,5 millions d’infirmiers sur la planète en 2030 (voir ci-dessous). Mais elle ne se présente pas forcément de la même manière en fonction des pays. Cela se voit très bien lorsqu’on étudie les régions frontalières, par exemple. « Les hôpitaux allemands ont davantage de difficultés à recruter des infirmiers, tandis que les hôpitaux néerlandais ont davantage de difficultés à les retenir », constate ainsi Helge Schnack, sociologue à l’université Carl von Ossietzky d’Oldenburg en Allemagne. Dans un article publié en 2023*, celui-ci a étudié avec ses coauteurs les stratégies de recrutement des hôpitaux des deux côtés de la frontière, mettant en évidence ce qui constitue, de l’avis général, les deux principales faces de la médaille de la pénurie, qu’il ne faut d’ailleurs pas forcément voir comme mutuellement exclusifs. « Nous avons de la peine à recruter des jeunes pour entrer dans les écoles, même si cela va un peu mieux, et nous avons aussi beaucoup de peine à garder le personnel en poste, à éviter qu’ils choisissent autre chose que de rester dans les soins », témoigne ainsi Sophie Ley, présidente de l’Association suisse des infirmières (ASI).
Cet article a été publié dans le n°53 d’ActuSoins magazine (juin 2024).
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Des infirmiers manquants par millions
Dans un article publié en 2022, l’OMS avait tenté de chiffrer la pénurie mondiale de professionnels de santé. Les résultats concernant les infirmiers, bien qu’en nette amélioration, avaient de quoi donner le tournis. Le nombre d’infirmiers dans le monde devait selon cette étude passer de 29,1 millions en 2020 à 36,27 millions en 2030, ce qui pourrait être une bonne nouvelle si les besoins n’augmentaient pas de manière parallèle. Ainsi, sur la même période, le nombre d’infirmiers manquants se réduira, mais restera significatif, passant de 7,07 à 4,5 millions.
Pénurie infirmière : aller chercher ailleurs ce qui manque chez vous
Bien sûr, en fonction de la nature de la problématique rencontrée, les solutions mises en oeuvre ne seront pas les mêmes. Pour résoudre les questions de recrutement, l’une des stratégies les plus couramment mises en oeuvre consiste à aller chercher dans d’autres pays les infirmiers qui manquent dans le sien. C’est ainsi que si le gouvernement britannique, qui s’était fixé comme objectif de recruter 50 000 infirmiers supplémentaires entre 2019 et 2024, a pu fièrement annoncer en novembre dernier que la cible avait été atteinte avec six mois d’avance, il n’a pu le faire qu’en recourant massivement aux professionnels venus du reste du monde. Dame Ruth May, plus haute responsable infirmière en Angleterre, l’a reconnu dans un discours prononcé en mars dernier : 90 % de l’objectif a été rempli grâce à des infirmiers étrangers. Car il faut bien souligner que dans certains pays, le recours à la main d’oeuvre étrangère est institutionnalisé. « En Allemagne, il y a d’importants programmes de recrutement internationaux, beaucoup d’hôpitaux ont des équipes dédiées à l’intégration des professionnels étrangers, note Helge Schnack. C’est vu par les hôpitaux comme une mode de recrutement efficace, mais cela a un coût important : en plus du recrutement lui-même, il faut prévoir des cours de langue, des mises à niveau, etc. »
Bien sûr, le recrutement international n’est pas une solution pérenne pour les pays d’accueil, et pour les pays de départ, il fait même partie du problème que constitue la pénurie infirmière. « En 2021, 115 infirmières sur un total de 485 nous ont quittés, raconte Soha Abdel Malak, membre promotrice du Secrétariat international des infirmières et infirmiers de l’espace francophone (Sidiief) et directrice adjointe au département des soins de l’Hôtel-Dieu de France à Beyrouth au Liban, pays qui vit une crise majeure notamment depuis l’explosion qui a endeuillé sa capitale en 2020. Beaucoup sont parties en France et en Belgique, ce qui a été facilité par le fait qu’une majorité de notre personnel est diplômé de l’Université Saint-Joseph et dispose d’un diplôme d’État français qui permet de travailler dans l’Union européenne. » Mais dans les pays d’accueil aussi, le recrutement international peut être critiqué. « Celui-ci est devenu la norme et ne peut pas continuer, s’indignait Nicola Ranger, patronne du Royal College of Nursing, l’organisation qui défend les infirmiers britanniques, dans un communiqué publié en novembre 2023. Le gouvernement devrait investir dans le personnel infirmier au Royaume-Uni, financer la formation infirmière et des rémunérations équitables au lieu de déstabiliser d’autres systèmes de santé. »
Pénurie infirmière : rétention, j’écris ton nom
C’est pourquoi, dans la plupart des pays, les établissements privilégient d’autres stratégies pour faire face à la pénurie infirmière, notamment en jouant sur la qualité de vie au travail, les conditions d’exercice, etc. Des mesures qui ont l’avantage de jouer à la fois sur la rétention du personnel en convainquant les professionnels de rester dans le secteur, et sur le recrutement en améliorant l’attractivité du métier. Et un bref tour d’horizon international permet de réaliser qu’en la matière, la créativité semble particulièrement développée. En Belgique par exemple, les cliniques universitaires Saint-Luc de Bruxelles tentent d’améliorer le contenu du métier. « Nous faisons en sorte que l’infirmière soit au top de son art, explique ainsi Joëlle Durbecq, directrice du département infirmier de l’établissement qui est également membre promotrice du Sidiief. Nous voulons qu’elle fasse ce pour quoi elle a été formée, et on lui enlève donc toutes les tâches que d’autres professionnels peuvent faire. » Cela implique par exemple, illustre la responsable belge, la prise des constantes, l’administration de médicaments par voie orale, « et même certaines injections sous-cutanées ». Bien sûr, reconnaît Joëlle Durbecq, ces changements ne vont pas de soi, car ils représentent un changement culturel, les infirmiers étant formés depuis toujours « à dire que la qualité, c’est de prendre le patient du début à la fin des soins ».
Autre approche, qui n’est d’ailleurs pas contradictoire : la voie légale. « En Suisse, nous avons la possibilité de déposer une initiative populaire : tout individu peut demander une modification de la Constitution, explique ainsi Sophie Ley. Nous avons fait cette démarche, avec une votation populaire qui a été acceptée en 2021 par 61 % de la population et par la majorité des cantons. Nous avons désormais un article de la Constitution qui s’appelle “soins infirmiers” et qui décline ce dont la confédération et les cantons sont responsables. »
À la clé, précise la présidente de l’ASI, se trouvent des moyens sonnants et trébuchants pour augmenter le nombre de places en formation et en stage, pour l’indemnisation des étudiants, et à terme « une modification de la loi sur le travail » qui doit notamment permettre de limiter le temps de travail des infirmiers. Le tout, bien sûr, devant permettre d’améliorer les conditions d’exercice, et donc l’attractivité de la profession.
Aux Etats-Unis, le marché comme allié des Infirmiers
« Le problème, c’est que dans notre système de santé fondé sur le paiement à l’acte, la règle est qu’il existe un tarif pour chaque professionnel en fonction duquel les patients sont remboursés. Les infirmiers sont les seuls qui ne peuvent pas facturer leurs services. » Rebecca Love est infirmière, enseignante, conférencière… et américaine. Comme beaucoup outre-Atlantique, elle a tendance à voir les choses en termes économiques. Ainsi, depuis que les assurances ont pris le pouvoir dans le système de santé américain, elle estime que « la compréhension économique du travail des infirmiers leur a été retirée », et que « les hôpitaux sont payés le même montant, qu’ils aient un infirmier pour quatre patients ou un infirmier pour huit patients ». Mais si pour elle, les problèmes des infirmiers trouvent leur source dans le marché, on peut aussi y chercher des solutions. « Sans modèle financier, on ne peut pas payer les infirmiers, déplore-t-elle. Ceux-ci continuent à quitter la profession car continuer à travailler n’est pas sûr pour eux. » C’est pourquoi elle a créé la « Commission pour le remboursement des infirmiers », un groupe de pression qui vise à changer la façon dont les infirmiers sont payés au pays de l’oncle Sam. « Nous voulons créer un nouveau modèle économique, et nous pensons que tout le monde sera gagnant », assure-t-elle.
Ratios infirmiers et augmentations salariales
Et il ne faudrait pas croire que l’approche législative pour lutter contre la pénurie infirmière est l’apanage de la Suisse, pays où la démocratie directe est particulièrement développée. Au Canada, l’État de la Colombie Britannique, dans l’Ouest du pays, a annoncé en mars dernier mettre en place des ratios de patients par infirmier dans les services hospitaliers. « Les infirmiers jouent un rôle important et crucial dans la fourniture de soins de qualité aux patients, argumentait le ministre de la Santé provincial, Adrian Dix, dans un communiqué publié à cette occasion. Nous prenons des mesures critiques afin de résoudre les pénuries de personnel dans la province. Pour respecter ces ratios, investissons de manière significative afin de retenir les professionnels actuellement en emploi, pour soutenir les étudiants infirmiers […] et pour recruter davantage d’infirmiers. »
Reste l’argument financier. « Nous avons demandé à des infirmières de revenir sur leur temps de congé pour des vacations qui étaient payées davantage, et qui étaient payées en dollars », explique Soha Abdel Malak, au Liban. Cette précision relative aux devises a son importance dans un pays où le cours de la monnaie nationale s’est effondré à la suite d’une grave crise économique. Autre mécanisme, très original, imaginé par Beyrouth : le double salaire. « Comme nous avions de toute façon des infirmières qui allaient en France pour améliorer leur rémunération, nous avons passé des contrats avec des hôpitaux français, détaille Soha Abdel Malak. Nous avons donc des infirmières qui sont parties là-bas, mais de manière temporaire, en touchant à la fois un salaire en France et au Liban. » Et d’après la directrice adjointe, ce mécanisme avait un double avantage. « Cela leur a permis de gagner de l’argent, et de ne pas penser à partir définitivement », veut-elle croire. Sous toutes les latitudes, le salaire, s’il ne suffit pas à faire le bonheur infirmier, y contribue fortement.
« Le problème est que les infirmières ne restent pas dans le domaine de la santé »
Hélène Salette est directrice générale du Sidiief, une association internationale qui promeut la profession dans l’espace francophone. Pour elle, la pénurie ne pourra être résolue qu’en renforçant les compétences infirmières partout sur la planète.
On parle de pénurie infirmière, mais cette expression recouvre-t-elle la même réalité partout dans le monde ?
La pénurie est mondiale, mais elle ne s’explique pas partout de la même façon. Dans les pays du Nord, comme la France et la Suisse, les infirmières quittent le métier en raison des conditions de travail qu’elles rencontrent. Elles sont en quête de sens, et ce phénomène s’est accéléré depuis la pandémie de covid. Par ailleurs, leurs conditions de travail ont mauvaise presse, les infirmières sont épuisées, le travail ne répond pas à leurs attentes, et les décideurs veulent des solutions rapides. Ils veulent augmenter le nombre d’infirmières au plus vite alors qu’il faut davantage chercher à valoriser leurs compétences en utilisant leur plein potentiel. Cela constituerait un important levier d’attractivité et de rétention.
Et dans les pays du Sud ?
Dans ces pays, on forme beaucoup d’infirmières, mais pas toujours avec des programmes rencontrant les normes de qualité de formation reconnues. Les mauvaises conditions de travail et le manque de valorisation de leur contribution incitent les infirmières à aller chercher du travail ailleurs.
L’une des solutions fréquemment mises en avant consiste à aller chercher des compétences à l’étranger, qu’en pensez-vous ?
C’est une solution à courte vue par laquelle les décideurs espèrent combler le vide. Cela peut sembler régler le problème à court terme, mais à moyen et long terme, il n’y a pas d’impact. Nous estimons au Sidiief que ce n’est pas la solution, à moins qu’il s’agisse d’un recrutement éthique mettant en jeu des collaborations entre les pays. Mais il serait selon nous plus avantageux de travailler à développer des rôles infirmiers en accord avec les valeurs de la profession.
Vous semblez estimer que former davantage d’infirmiers n’est pas non plus une solution…
Nous pensons qu’il est plus intéressant de former mieux, avec des normes internationales de haut niveau, au lieu d’écourter les formations pour mettre rapidement des professionnels sur le marché du travail.
Il n’y a donc pas d’enjeu sur le nombre d’infirmières en activité ?
Si, mais le problème est surtout que les infirmières ne restent pas dans le domaine de la santé. On les forme, elles restent deux ou trois ans, puis s’en vont. Il faut donc améliorer la formation pour que la profession soit un véritable choix de carrière professionnelle. Le « prendre soin » est exigeant et nécessite une formation professionnelle et scientifique solide pour assurer des soins de qualité et la sécurité des patients.
Y a-t-il aussi une problématique à résoudre sur les conditions de travail ?
Il est vrai que les infirmières sont trop souvent traitées comme des « travailleuses de la santé » au lieu de professionnelles autonomes. Elles ont des horaires très serrés, une pratique très réglementée qui nuit à leur autonomie, et cela peut contribuer à leur départ anticipé. Par ailleurs, on ne peut pas ignorer que les conditions salariales sont aussi une problématique particulièrement importante.
Vous parlez d’élargir les compétences infirmières, pouvez-vous donner quelques exemples ?
Cela sous-entend de laisser plus de place à la prise en charge des soins et de reconnaître les différents domaines d’expertise (soins de plaie, prévention et contrôles des infections, auprès des personnes âgées, etc.).
Le modèle est-il la profession médicale, avec toutes ses spécialités ?
Ce n’est pas une chasse gardée. Les infirmières ont le droit de se spécialiser auprès d’une patientèle cible, et c’est ainsi que leurs soins seront les plus pertinents. La profession n’est pas un bloc monolithique, une infirmière de salle d’urgence n’est pas une infirmière de gérontologie, et il est plus rassurant pour le patient de savoir qu’il est pris en charge par une professionnelle experte de sa problématique de santé.
Pensez-vous que la pénurie que nous connaissons va durer, et jusqu’à quand ?
Je n’ai pas de boule de cristal, et il faut voir les choses dans un contexte plus large : il y a une pénurie mondiale de jeunes talents, et les infirmières n’y échappent pas. Ce que nous savons, c’est que la pénurie n’est pas nouvelle, qu’elle était là avant la pandémie de covid et qu’elle s’est accentuée par la suite. Si rien n’est fait pour reconnaître la contribution des infirmières, leurs compétences, il sera de plus en plus difficile de recruter. ■ propos recueillis par Adrien RENAUD.
Adrien RENAUD
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* Schnack H, Tuinman A, Brouwer S, Finnema E, Ansmann L. How do hospitals deal with nursing shortages? Insights from the northern German-Dutch border region. European Journal of Public Health, Octobre 2023
** Boniol M, Kunjumen T, Nair TS, et al. The global health workforce stock and distribution in 2020 and 2030: a threat to equity and ‘universal’ health coverage?, BMJ Global Health, 2022
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